TERMES GÉNÉRAUX : DES POTENTIALITÉS LEXICALES SPÉCIFIQUES

DES POTENTIALITÉS LEXICALES SPÉCIFIQUES

Les concepts sont mis en discours, où ils apparaissent sous toutes les caté- gories lexicales: substantifs, mais aussi verbes, adjectifs ou adverbes. Il ne suffit donc pas de s’interroger sur le sens du substantif dont on souhaiterait qu’il désigne un concept, il faut également prendre en compte la famille morpho-dérivationnelle à laquelle il appartient, et se demander s’il conserve ou non le même sens conceptuel sous ses diverses formes: la réponse générale est non.

Le tableau suivant expose les différentes capacités dérivationnelles de ces termes12.

12 La notation VPsy-1 désigne un verbe psychologique de la première classe, c’est-à-dire un verbe signifiant une émotion, dont le sujet désigne la personne affectée par l’émotion et l’objet la source du stimulus. La notation VPsy-2 désigne un verbe psychologique de la deuxième classe, c’est-à-dire un verbe signifiant une émotion, dont le sujet désigne le stimulus et l’objet la personne affectée par l’émotion; voir Chapitre 8, “énoncés d’émotion”.

Par ailleurs, nous utilisons les abréviations traditionnelles: V = verbe, N ou Subst = substantif; Adj = adjectif; PP = Participe Passé; PPrst = Participe Présent.
Le signe * indique la place d’un mot possible, mais non existant.

Émotion et passion proposent des séries complètes, nom, verbe, participes employables comme adjectifs (PP substantivable: un passionné), adjectif (nominalisable pour émotif: l’émotivité). Mais l’homogénéité sémantique de ces familles n’est pas totale.

ÉMOTION

Le terme émotion donne accès à une famille complète de dérivés sémantiquement homogènes: émouvoir / émotionner; ému / émotionné; émouvant / émotionnant; émotif, émotionnel. Émouvoir et émouvant ne peuvent être utilisés comme termes englobants; ils ne s’appliquent qu’à l’induction d’émotions de type négatif de faible intensité (émotions compassionnelles douces), une situation qui provoque la colère n’est pas une situation émouvante. D’où le réemploi du verbe émotionner, certes daté mais de formation morphologique régulière sur émotion, et techniquement utile, tout comme ses participes, émotionné, émotionnant. Ces termes seront utilisés au sens de “provoquant (resp. subissant) une engagement émotionnel, positif ou négatif” du ou des participants à l’événement. On trouve émotionner, émotionnant, émotionné dans la littérature psychologique sur les émotions (Janet 1926/1975); l’ensemble forme une belle famille exploitable conceptuellement.

Les deux dérivés adjectivaux émotif et émotionnel sont exploités pour dési- gner deux modalités de la communication émotionnée: la communication émotive (intentionnelle, de type rhétorique) étant opposée à la communication émotionnelle (sous influence causale; non sémiotisée); cette opposition très instructive sera discutée au Chapitre 6.

PASSION

La série passion, passionner, passionnant est sémantiquement homogène, mais sur le sens spécifique, positif, de passion: “trouver extrêmement intéressant” (le sens de “souffrance” ne se transmet pas). Il est difficile, dans la langue actuelle de considérer que la tristesse est une passion: une personne triste est émue, elle n’est pas passionnée. Passionnel semble restreint aux crimes ou aux actions “inspirés par la passion amoureuse” (alors qu’émotionnel colle strictement à sa base “ayant les caractéristiques de l’émotion”). D’autre part, on peut dire que la mort de quelqu’un est un événement émouvant, émotionnant, mais non pas, sauf avec un autre sens, un événement passionnant.

AFFECT

Affect peut souffrir des ambiguïtés du verbe affecter (1. Faire sem- blant; 2. Attribuer; 3. Émouvoir). D’autre part, l’ouverture des significations de affect ne se transmet pas à l’adjectif affectif, lié à affection et désignant un sentiment proche de l’amitié ou de l’amour, et non pas de l’affect en géné- ral. Par contre, le dérivé nominal de affect, affectivité, se lie facilement à la base affect, et peut fonctionner comme terme couvrant.

ÉPROUVÉ (-ER), RESSENTI

Éprouvé a gardé le sens spécifique que l’on retrouve dans éprouvant (voir plus haut). Ressentir, ressenti pourraient être an- nexés à la famille de sentiment (voir plus loin). Mais le substantif ressentiment, dérivé substantif morphologiquement régulier du verbe ressentir, ne peut prendre le sens générique de ressenti, substantif; il désigne un affect spécifi- que du type “rancune”.

HUMEUR

Le mot n’a que le dérivé humoral, qui n’est pas passé dans le vocabulaire psychologique.

PATHOS

Le terme reste générique. On ne dit un pathos, des pathè que dans un langage calqué sur le grec. Pathétique est limité à une classe d’émotions; pathémique est un néologisme.

SENTIMENT

Si l’on souhaitait prendre sentiment comme terme de base, on se heurterait à plusieurs problèmes, le premier étant qu’il n’y a pas de verbe correspondant. En pratique, on utilise les autres verbes de la série: émouvoir, émotionner, passionner, affecter, ou encore ressentir, avec son participe-adjectif ressenti, substantivable. La morphologie rend inévitables ces croisements de vocabulaire, que l’on peut bien déplorer mais en vain.

Ensuite, la famille de sentiment est réduite à son dérivé adjectif sentimental. On peut par exemple discuter de la communication émotive ou émotionnelle en français, alors que la communication sentimentale renvoie à un tout autre domaine. Le théoricien qui choisirait d’employer systématiquement sentiment plutôt qu’émotion se heurterait à ce problème d’écriture, puisqu’il devrait imposer un nouveau sens, plus général que son sens actuel, à l’adjectif senti- mental.

Il est donc difficile de s’en tenir à un seul de ces termes pour couvrir le champ. Tous n’ont pas les mêmes capacités dérivationnelles et les termes dérivés peuvent n’avoir pas le même sens que les termes de base (en particulier, les verbes), ce qui entraîne un brouillage permanent de l’écriture théorique. La politique du terme couvrant peut engager dans une impasse si on la mène de façon rigide, les pertes sémantiques étant certainement supérieures aux gains conceptuels; ce qui est “couvrant”, c’est toute la famille.


Abrégé du dictionnaire grec-français (Bailly, 1901)

Dictionnaire Historique de la Langue Française (Rey, 1992/1998).

L’humeur mélancolique est opposée à l’humeur tout court, ou humour, plutôt sanguin, qui est «[l’]aptitude à voir ou à faire voir le comique des choses» (TLFi, art. humour).

«Culturellement, le flegme caractérisait à l’époque classique les Espagnols, ce caractère passant au XIXe siècle aux Britanniques» (DHLF, art. flegme). Au-delà de l’anecdote, un tel endoxon montre comment sont construites les identités rhétoriques (portraits orien- tés, portraits argumentatifs): ce stéréotype est à relier au lieu rhétorique (topos) de la personne, et à la question Nation? (Plantin 2010; V. Chapitre 3).

«Passions criminelles» (Paul, Epître aux Romains, VII, 5. Trad. S. de Sacy); «passions charnelles».

Dictionnaire de la Langue Française, Littré (1863-1872)

Trésor de la Langue Française informatisé. http://www.cnrtl.fr

TERMES GÉNÉRAUX : DES COMPOSANTES SÉMANTIQUES DIFFÉRENTES

TERMES GÉNÉRAUX:

Des composantes et des poids différents

Le tableau suivant propose une évaluation des termes susceptibles de désigner le domaine des émotions: affect, émotion, humeur, passion, sentiment, éprouvé en fonction de leurs différents “poids”: psychique; cognitif; physiologique; mimo-posturo-gestuel; comporemental; ainsi que leur rapport à la conscience et l’origine, interne ou externe, des stimuli qui les provoquent (d’après Ortony Clore et Foss 1987; voir Chapitre 7). Bien entendu, l’intuition linguistique des locuteurs fournit des résultats variables, mais l’essentiel reste le fait que ces termes ne sont pas équivalents pour ces différentes facettes. Pour des raisons d’espace, le tableau a dû être divisé (dans le sens de la longueur)11.

 


TERMES GÉNÉRAUX : HISTOIRES, DOMAINES, USAGES

TERMES GÉNÉRAUX
DES HISTOIRES, DES DOMAINES, DES USAGES

 

PATHOS

Le substantif pathos est emprunté au grec; dans cette langue, il signifie «ce qu’on éprouve… État de l’âme agitée par des circonstances extérieures» (ADGF4, art. pathos); il a un sens passif: le pathos c’est ce qui arrive de l’extérieur, bon ou mauvais, avec une spécialisation pour “ce qui arrive de mauvais”. Le mot a le sens très général de «expérience subie, malheur, émotion de l’âme» (DHLF5, art. patho-).

Les traducteurs français d’Aristote traduisent pathos par “passion”. Mais les phénomènes étudiés par Aristote dans sa Rhétorique correspondent à ce que nous appelons actuellement des émotions, bien plus qu’à des passions.

La traduction latine du mot grec pathos a été discutée par les rhétoriciens latins. Ainsi, dans les Tusculanes, Cicéron choisit de «désigner ce que les Grecs appellent pathe par perturbationes plutôt que par maladies [morbos]» (Cicéron, Tusc., Livre IV, 10; trad. Humbert, p. 58). Le traducteur des Tusculanes, J. Humbert, traduit pertubationes par passions.

D’une façon générale, les traducteurs rendent indifféremment affectus et perturbatio par passion, sentiment, ou émotion. Par exemple le traducteur de l’Institution Oratoire de Quintilien, traduit adfectus par passion (Inst. Or., VI, I, 1; 7; etc. trad. Cousin p. 7; 9); ou par sentiment (id. VI, I, 30; VI II; etc. trad. Cousin p. 16; 22); ou encore par émotion (VI, I, 9; 29; 51; etc. trad. Cousin p. 9; p. 15; 21). Sénèque parle de la colère, ira, qui est pour nous typiquement une émotion, comme d’un affectus, terme que son traducteur rend par passion (Col. I, 1; trad. Bourgery p. 1-2). Ces variations de vocabulaire montrent qu’avec le terme pathos, c’est toute la thématique de l’affect qui apparaît, dans sa complexité et son épaisseur historique et culturelle.

En français contemporain, pathos n’a plus de relation avec le préfixe patho- “maladie”, utilisé en médecine: la pathologie du médecin n’est pas la pathologia, “l’étude des passions”. Le substantif pathos est utilisé soit en théorie rhétorique, soit, dans la langue ordinaire, pour désigner un débordement émotionnel quelque peu factice; dans les arts, le pathos caractérise des genres où passions fortes et grands sentiments s’expriment de façon appuyée, parfois jugée exhibitionniste et de “mauvais goût”. Cette dévalorisation n’affecte pas le dérivé pathétique, la violence des grandes émotions restant toujours populaire.

HUMEUR

Dans la pensée médicale ancienne, les humeurs sont les quatre liquides qui irriguent le corps humain:

bile jaunebile noire (atrabile) — flegme (pituite, lymphe) —sang

Les humeurs déterminent les tempéraments, ou tendances stables de la personnalité: «la prédominance d’une humeur dans son dosage personnel fera de chaque homme un bilieux, un sanguin, un flegmatique ou un mélancolique» (Deprun 1998, p. 71; Galien Traité, p. 192).

L’humeur est un état stable (thymique) qui prédispose à une émotion (phasique) d’un certain type: cette distinction est indispensable pour l’analyse des émotions.

La bile noire est la bile du bileux; elle détermine le tempérament mélancolique6 (ou atrabilaire), porté aux idées noires, à la tristesse et au souci.
Celui “qui ne se fait pas de bile”, qui “ne s’en fait pas”, ne se fait pas de bile noire.

Quant à la bile jaune, elle correspond au tempérament colérique; l’expression “échauffer la bile” renvoie à cette bile jaune.

Le flegme caractérise le tempérament calme, froid ou lymphatique7, peu enclin aux émotions.

L’abondance de sang caractérise le tempérament heureux, prédisposé à la joie et à l’humour (Deprun 1998, p. 72).

Ces tempéraments sont parfois incarnés dans des types exemplaires: ainsi, Pluton mélancolique est l’image de l’être possédé par la bile noire (Passions… 52, p. 182); le satyre est le prototype du sanguin.

En français contemporain, l’humeur n’est plus liée aux anciennes humeurs, biles, sang et flegme, mais elle est volontiers rapportée à une réalité physiologique. Le mot désigne une disposition du psychisme plus stable que ne l’est l’émotion, moins liée à une stimulus précis.

La notion d’humeur est précieuse pour la discussion du concept d’éthos, qu’il s’agisse du caractère de l’auditoire ou du caractère de l’orateur. D’une part, les tempéraments déterminent des caractères humains généraux; ils peuvent correspondre à des types d’auditoires(aux caractères du public). D’autre part, l’attaque du discours rhétorique est le moment crucial où l’orateur construit et affirme son humeur, c’est-à-dire qu’il établit la tonalité sur laquelle viendront se développer les émotions constituant le pathos (voir Chapitre 3).

PASSION

Le mot passion vient du latin passio signifiant “souffrance”; il a évolué notamment sous l’influence de la philosophie stoïcienne, qui considère les passions comme des maladies. «A partir de la fin du IIIe siècle, passio connaît une emploi actif au sens de “mouvement, affection, sentiment de l’âme” […]spécialement au pluriel et avec une valeur péjorative […]passiones peccatorum, passiones carnales8; il traduit alors le grec pathos» (DHLF, art. passion). La religion chrétienne a conservé au mot le sens de “souffrance” lorsqu’elle parle de la passion du Christ.

Dans le langage courant, son sens prédominant est «vive affection que l’on a pour qq chose (1621)» (id.): passion amoureuse, passion du football, et des timbres postes.

Passion renvoie non seulement aux théorisations philosophiques de la vie psychique (Descartes, Hume, Spinoza), mais aussi aux théories et aux pratiques des aliénistes (le mot a changé de sens avec Esquirol, d’après Gauchet et Swain 1983). Pour complexifier encore le tableau, comme nous l’avons vu, passion est utilisé en français pour traduire le latin affectus des traités de rhétorique; or ce terme latin correspond à des mouvements d’émotion typiques, comme la colère.

En tant que réponse à un stimulus, l’émotion est passive (voir Chapitre 5): c’est en cela qu’elle reprend l’héritage des passions (Auerbach 1941/1998). Pour paraphraser Mme de Staël (1896/2000), la passion moderne se définit, peut-être paradoxalement, comme la recherche active d’une classe d’émotions passives; on recherche et construit le stimulus grâce auquel on éprouvera le choc émotionnel. La passion est une quête systématique d’une classe d’émotions.

SENTIMENT

Par opposition aux passions du Grand siècle, le siècle des Lumières serait celui du sentiment: « si la période précédente [i. e., le XVIIe siècle] est bien l’âge des théories des passions, le sentiment s’affirme désormais [i. e. au XVIIIe siècle] comme la catégorie fondamentale du vocabulaire affectif » (Calori 2002, p. 23).

Les dictionnaires multiplient les distinctions sous l’entrée sentiment. Le mot porte la trace d’un histoire intellectuelle complexe. Il est d’abord lié à l’intuition, à la capacité de percevoir des réalités de tous ordres: conscience qu’on prend du monde physique; de son existence propre; des réalités des mondes de l’art, ainsi que du monde moral. A la différence de l’émotion ou de la passion, le sentiment peut servir de norme, c’est-à-dire qu’il peut fonder un jugement recevable (ce qui n’est évidemment pas le cas de l’émotion). C’est dans ce sens que la philosophie a élaboré un concept philosophique de sensibilité, en esthétique (théorie du goût), en morale (théorie des sentiments moraux) et en épistémologie (théorie sensualiste de la connaissance).

Dans une seconde famille de sens, le mot «se dit des affections, des mouvements de l’âme, des passions… Particulièrement, les affections bonnes, bienveillantes, tendres… Spécialement. La passion de l’amour» (DLF9, art. sentiment). Enfin, sentiment a le sens de “opinion”, comme dans cette belle citation de Jean-Jacques Rousseau «Souvenez-vous toujours que je n’enseigne point mon sentiment, je l’expose» (Emile IV; cité dans le DLF). Ce sens peut être jugé vieilli ou distingué au XXIe siècle, il mériterait néanmoins d’être réactualisé dans le domaine de l’argumentation: une conclusion, c’est très exactement un sentiment en ce dernier sens, c’est-à-dire une manière de voir les choses liée à une subjectivité et à une affectivité.

Le très intéressant syntagme “un sentiment de–” sera discuté ***

ÉPROUVÉ, ÉPROUVER

Éprouver, éprouvé comme substantifs ne figurent pas dans le DHLF. Le sens du participe passé-adjectif éprouvé, comme celui du participe présent-adjectif éprouvant, est lié à celui de épreuve “souffrance” (“éprouvé par ce voyage”, “un voyage éprouvant”), sans lien avec la thématique des émotions.

Nouveaux venus dans la série nominale des termes exprimant les émo- tions, ces termes sont liés au domaine psychanalytique et sémiotique:

«[dans Le Pouvoir comme passion, 1994] nous avons proposé à la communauté des chercheurs cette substantivation du verbe “éprouver” […] dans ses deux formes grammaticales, -é ou –er» (Hénault 2000, p. 3).

Ces deux formes ne sont pas équivalentes, l’infinitif substantivé désignant “le fait d’éprouver” alors que le participe a une valeur passive accomplie, “ce qui a été éprouvé”.

AFFECT

Le substantif affect existe en moyen français avec le sens de «senti- ment, passion» (TLFi10, art. affect). Il est «repris (1908) à l’allemand Affekt» (DHLF, art. affection), dans le champ de la psychanalyse. Le concept d’affect est défini comme un mode d’expression psychique de la pulsion. L’affect peut se renverser (l’amour devient haine), être refoulé (amour inconscient), sublimé (amour humain, amour des arts), ou retourné contre soi (haine de l’autre, haine de soi). Dans la théorie psychanalytique, l’affect va jusqu’à s’opposer à l’émotion:

comprendre le pourquoi de l’affect fait donc partie du processus de guérison, et différencie à coup sûr une psychothérapie qu ne proposerait qu’une rééducation émotionnelle, et une psychanalyse qui déplace les affects avec leur sujet (je veux dire, leur sujet caché, inconscient) (Castel, s.d.)

Affecter au sens de “faire semblant ostensiblement” et son dérivé affecta tion n’ont rien à voir avec les termes d’émotion.
Affecter, affectif, affection ont d’une part le sens concret de “toucher matériellement”, et d’autre part le sens de “mettre en branle les émotions et les sentiments” (cf. TLFi, art. affectif).

En psychologie, l’affectif est donc ce qui relève de l’affect. Dans la langue ordinaire, le terme est aussi employé en un sens générique, couvrant les émotions tendres de faible intensité. Les nombreux glissements que l’on constate dans les textes psychologiques du sens conceptuel au sens lexical conceptualisé sont donc probablement sans remède.

Morphologiquement et sémantiquement, la famille de affect fonctionne très bien pour couvrir l’ensemble du champ qui nous intéresse.

ÉMOTION

La dominance de la composante psychique du terme émotion est, en français, une évolution récente, la composante comportementale (“mouvement”) étant historiquement fondamentale (DHLF, art. émotion) (Voir modules suivants).

***

Conclusions

Suivant la proposition de Cosnier (1994, p. 14), on pourrait généraliser l’usage d’affect et d’éprouvé; ces termes auraient même l’avantage d’une certaine neutralité historique. Affect, éprouvé, ressenti, engagent moins dans une théorie des émotions types, et de ce fait sont plus ouverts sur une conception moins segmentée de la vie psychique. Mais on ne réforme pas l’usage.

Émotion, humeur [mood], tempérament, sentiment, passion sont définis en relation avec,trois dimensions: durée ; conscience ; source.

Émotions et affects sont à la base du vécu émotionnel. Les émotions sont conscientes ; elles se développent et se gèrent en relation avec une source qui peut être très précise. Les affects et les sensations (feelings) correspondent à des zones émotionnelles diffuses ; leur source est moins clairement élucidable que celle des émotions.

Tempérament et humeur (mood) définissent le niveau des dispositions. L’humeur (bon / mauvais poil) correspond à une orientation émotionnelle locale, moins consciente que l’émotion, dont elle forme le substrat ; la source de l’humeur peut être interne ou externe ; sa durée est plus longue que celle des (micro-)émotions.
Le tempérament (peureux, colérique) correspond à une orientation émotionnelle permanente (prédisposition) caractérisant une personne.

Dans ce cadre de référence, un sentiment est une cognition élaborée en relation avec un système d’émotions de façon à déterminer une attitude. Une passion se définit en relation avec un objet précis et exclusif : football, timbres-poste, autre personne. La passion est une disposition permanente à produire activement des occasions d’intense émotion.

ÉMOTION ÉMERGENTE / PERSISTENTE

ÉMOTION ÉMERGENTE,  ÉMOTION PERSISTENTE

Le mot émerger a deux emplois distincts.

Émerger 1 signifie « sortir d’un liquide » ou d’un milieu homogène (TLFi, Émerger), par un mouvement ascendant.

Émerger 1 fait référence au début du processus qui conduira à émerger 2 « être hors d’un liquide » ou d’un milieu homogène quelconque. Émerger 1 est inchoatif et émerger 2 résultatif.
Les émotions émergentes 1 sont des émotions in statu nascendi ; elles apparaissent et se développent dans le flux de l’interaction.

On peut appeler émotions persistantes les émotions émergées 2 , telles qu’elles se développent par-delà leur séquence émergente 1 .
Les émotions évoquées, partagées et racontées sont des émotions persistantes, bien connues de leur expérienceur. On pourrait les appeler reémotions : rappelées et revécues.

 

PETITES / GRANDES ÉMOTIONS

On peut opposer des émotions longues, mémorables (macro-émotions, grandes émotions, émotions fortes) et émotions courtes (micro-émotions, petites émotions [11]). Les macro-émotions sont des émotions persistantes ; la durée de vie des micro-émotions est limitée à leur séquence émergente.

Petites émotions

Cette description rend bien compte des petites émotions (Bouchard 2000) de la vie quotidienne, telles que celles qui se matérialisent par une interjection : Mais putain ! j’avais pourtant dit que… ; et merde, ça a encore foiré ! Plantin 2015a). La plupart du temps, ces émotions disparaissent, se résorbent dans la tâche en cours et ne sont pas mémorisées ; c’est en ce sens qu’on peut dire que l’épisode émotionnel se clôt par le retour au “calme”, c’est-à-dire au cours normal de l’action interrompue, avec le mode de tension qu’elle exige et l’humeur de ceux qui y participent.

Grandes émotions

Les grandes émotions peuvent aller jusqu’à changer la vie de l’expérienceur.

l y a une dissymétrie complète entre l’avant émotion et l’après émotion. Elles sont mémorisées, racontées, revécues et réélaborées ; ce sont des émotions longues.

L’émotion longue est caractérisée par les traits suivants [9] : (i) l’émotion est intense ; (ii)
l’événement associé est exceptionnel (en référence aux intérêts et aux valeurs de
l’expérienceur) ; (iii) l’émotion est thématisée ; (iv) elle est mémorisée dans la mémoire
longue ; (v) elle est socialisée, racontée ; (vi) sa gestion est longue et complexe, et implique
plusieurs types d’action ; elle s’effectue en discontinu, au cours de différents épisodes ; (vii)
elle est restructurante, en ce qu’elle altère le niveau thymique de l’expérienceur (il ne
récupère pas forcément son état antérieur). Plusieurs exemples sont présentés dans [12]

 

L’ÉMOTION, UN PHÉNOMÈNE PHASIQUE

L’ÉMOTION, UN PHÉNOMÈNE PHASIQUE

L’émotion est liée à un différentiel d’état et d’action ; la séquence émotionnelle est caractérisée par une variation d’excitation (i). Cette variation est liée à un événement disruptif, provoquant une surprise, que l’on peut considérer comme une émotion ou comme le moment ouvrant tout parcours émotionnel.

L’excitation définissant l’épisode émotionnel standard se développe sous la forme d’une courbe en cloche.

Figure 1 : La vague émotionnelle
Une représentation de l’épisode émotionnel émergent

— La partie gauche de la courbe correspond à la montée de l’excitation.
— Cette montée atteint un maximum, moment où est saisie l’expression faciale considérée comme universellement associée à telle ou telle émotion, par exemple à la colère (Ekman 1993).
— La partie droite de la courbe représente la descente de l’excitation correspondant à la prise de contrôle de l’émotion et des événements.


Cette représentation de l’épisode émotionnel sous la forme d’une vague est empiriquement adéquate et très pratique. Elle est particulièrement bien adaptée au cas de
micro-émotions en interaction, comme en témoignent les interjections (voir §4.2.2). Elle
peut néanmoins être critiquée, car elle implique que quelque chose comme le degré zéro
d’excitation, autrement dit le calme, est l’état normal de la personne en interaction avec ses partenaires et avec son milieu, “the normal state of composure”. Cela suggère à tort que l’émotion est quelque chose d’exceptionnel et d’anormal, une maladie de l’âme opposée au
cours sain de la vie mentale ordinaire et au déroulement sans problème de l’action courante.

De plus, une telle représentation postule à tort deux types de symétrie : d’une part, une
symétrie entre le temps pré-émotionnel (action en cours) et le temps post-émotionnel
(récupération de l’action en cours, comme si de rien n’était), ce qui n’est pas forcément le
cas (certaines émotions cassent l’action en cours) ; d’autre part, la courbe émotionnelle elle-même n’est pas symétrique, la phase d’émergence de l’émotion (courbe montante) peut être très brève, alors que la phase de contrôle (résorption et réélaboration) peut être très longue

Figure 2 : Le flux des émotions
Une représentation de la “vie émotionnelle”

Les états émotionnels plus ou moins intenses peuvent s’enchaîner sans interruption ; alors la vie émotionnelle ne peut plus être vue comme une vague surgissant çà et là sur une mer plate, mais comme une série de vagues d’amplitude plus ou moins grande.

La figure 1 représente les émotions sous la forme d’une courbe, émergeant d’une ligne
droite non émotionnelle. Cette ligne droite peut être considérée comme représentant les
attitudes de routine attendues dans un groupe donné, au cours d’une activité donnée.
La figure 2 ne postule pas une telle ligne droite. Néanmoins, une ligne de tension
moyenne peut être déterminée en coupant les moments saillants. La différence avec la
figure 1 est que la ligne ne postule nullement l’existence d’états non émotionnels, mais
qu’elle représente le niveau moyen de tension dans une succession d’événements
coordonnée.
Le “normal state of composure” apparaît maintenant comme une construction et non
comme l’état mental fondamental de l’individu

L’ÉMOTION, UN SYNDROME

L’ÉMOTION, UN SYNDROME


La description suivante s’applique à l’émotion émergente.

Les psychologues considèrent l’émotion comme un syndrome affectant un individu.
Un syndrome est un phénomène complexe, un ensemble intégré de composantes entre
lesquelles les relations sont complexes. Le mot est emprunté au vocabulaire médical,
où il désigne un ensemble de symptômes (signes) sans cause spécifique, que le malade est susceptible d’avoir en même temps lors de certaines maladies.

Exemple : le syndrome parkinsonien associe une akinésie (les mouvements sont lents et rares), un tremblement pendant le repos et une hypertonie (les muscles de l’organisme présentent des contractions inappropriées) [14].

La maladie est une transformation de la personne, mais toutes les transformations de la personne ne sont pas des maladies.

La définition de l’émotion va de pair avec celle des humeurs et des passions (Esquirol 1980/1805, Janet 1975/1926, Gayral 1975, Gauchet & Swain 1980, Frijda 1993, Cosnier 1994, etc). Sur le plan encyclopédique, les dictionnaires (qui, sur ce point, ne peuvent être qu’encyclopédiques), les psychiatres et les psychologues définissent l’émotion comme un syndrome ayant ses manifestations sémiologiques à la fois sur les plans psychique, physiologique et comportemental (Battachi, Suslow & Renna 1996 : 16).

Le SYNDROME ÉMOTIONNEL synthétise les composantes suivantes (d’après Gayral, 1975 et Scherer 1984a, 1984b )

(i)     Une évaluation cognitive des situations, voir

(ii)    Une activation physique et psychologique (arousal), qui se manifest comme suit

(iii)   La composante physique « se décompose en une sous-composante motrice (mimique et attitudinale externe) et des phénomènes neuro-végétatifs (internes) » (Gayral 1975 p.24.).

(a) Première sous composante, transformations externes du sujet:  « L’activation motrice » recouvre « [des] phénomènes moteurs, et notamment la mimique émotive, semi-automatique, très difficile à reproduire par la volonté (talent des grands acteurs) et, dans certains cas, la sidération motrice (stupeur émotive) ou l’agitation (tremblement, fuite, attitude agressive), ou encore une crise nerveuse généralisée, épileptiforme. » (id. p.24).

On parle de composante VMPG (Vocale-Mimo-Posturo-Gestuelle) : cette activation se manifeste par des modifications:
—de la qualité de lavoix,
— des mimiques faciales,
— des gestes
— de la posture corporelle du sujet.
Ces manifestations externes seront lus comme des signes physiques ou des signes intentionnels de l’émotion.

(b)   Seconde sous composante, des transformations neurophysiologiques internes.
Par « activation neuro-végétative », on entend un ensemble de « phénomènes neuro-végétatifs surtout vasculaires et sécrétoires, pâleur ou congestion, sueurs, pleurs, tachy- ou bradycardie, hypertension artérielle, palpitations, sécheresse de la bouche…, selon la prédominance vagale ou orthosympathique du sujet. » (id.)

Ces événements et états internes qui échappent à la conscience sont le support de l’activité mentale, et de son expression par la mimique, les gestes, les attitudes et elle conditionne la plupart des comportements. (id. : 29).

(iv)   C. attitudinale – comportementale, transformation des modalités de l’action en  cours, passage à un autre type d’action.
Ces diverses formes d’activation « se combinent pour fournir un tableau d’attitude instinctuelle primitive : fugue, opposition, agression coléreuse ; défense, faire le mort… » (id. : 24 ; souligné par nous).
Les définitions de l’émotion vont généralement jusqu’à inclure les comportements organisés, conscients, planifiés liés à l’émotion, ce que le même auteur désigne comme « des réactions complexes : fugues, claustration » (id. : 29).

(v)    C. psychique, la conscience synthétique de cet état évalué comme agréable / désagréable.
Sous cette définition, c’est de la composante psychique que l’ensemble du syndrome émotionnel tient son nom : « joie, peur, crainte, terreur, contentement, colère, attendrissement affectueux » (id. : 24).

 

L’étude des processus neurophysiologiques (iii) relèvent des neurosciences. Ces processus sont liés aux modifications VMPG (iv), qui jouent un rôle important dans le processus de la communication émotive / émotionnelle.

Selon [15, 16], l’émotion s’analyse selon cinq composantes : (i) évaluation cognitive des
situations ; (ii) activation psychologique ; (iii) expression motrice ; (iv) comportement et
ébauche d’action ; (v) sentiment subjectif
.

Cette définition psychologique de l’émotion se retrouve dans certaines définitions lexicales du mot émotion. Elle est homologue à la description componentielle du sens des mots d’émotion proposée par Ortony, Clore & Foss (1987), et elle a guidé la recherche de Galati & Sini(2000) sur le lexique français des émotions.


Remarques sur ce modèle

La surprise

Cette description définitoire est supposée convenir en gros aux « émotions de base. Elle fait une place essentielle à l’activation, et en ce sens, la surprise (bonne ou mauvaise) apparaît comme le fait émotionnel fondamental, moins une émotion proprement dite qu’une condition de toute émotion.

Les émotions étranges

La littérature qui se rattache à ce type d’approche traite de l’émotion de l’homme ordinaire, et laisse intacte la question des émotions comme « les béatitudes des idiots et des déments, les joies des épuisés après de grandes hémorragies, les joies des agonisants, etc » (Janet 1975/1926 : II, p. 24).

Une définition ouverte

Il est difficile de clore précisément la définition. On associe sans problèmes à la colère le regard fulgurant et la voix de tonnerre ; de même on lui associe bien l’agression ou l’ébauche d’agression ou de passage à l’acte ; mais faut-il faire figurer parmi les comportements dérivés le pamphlet écrit “sous le coup de la colère” ? De même, dans le cas de la peur, il semble difficile de dire ce qui, dans la réaction “faire le mort”, relève de l’instinctif ou du planifié ; dans le cas de la tristesse, le “retrait” et la “claustration”. Tous ces comportements peuvent recevoir une élaboration culturelle, composition d’un élégie ou composition musicale (on ne mentionnera pas la prise de voile, puisque la tristesse comptait pour un péché).

L’unité du syndrome

Sous cette définition, l’émotion est essentiellement une perturbation et une restructuration des états physiologiques ou psychologiques internes, de leurs corrélations et de leurs répercussions sur l’état cognitif et comportemental du sujet ému.

Par le biais d’un système de systèmes dont il s’agit de décrire les interactions, elle oriente la recherche sur l’émotion dans un univers causal, a-historique, a-culturel. Ce qui stimule d’emblée une problématique positive, pour ne pas dire positiviste.

Même si l’on admet cette restriction, la définition a des problèmes. La littérature psychologique rapporte des états internes perturbés sans émotion associée, et, réciproquement des émotions non accompagnées des états internes attendus. On aboutit à la conclusion troublante qu’il semble que les états psychiques soient obligatoirement accompagnés d’états physiques, mais qu’il n’y ait guère de régularité dans cet accompagnement ; les synchronisations entre ces diverses composantes sont faibles, et leur mode d’articulation reste problématique (Battachi & al. 1996 : 18).

Termes d’émotion (verbes adjectifs substantifs) et désignation du syndrome

Le syndrome émotion se synthétise en la conscience d’un état spécifique de plaisir / déplaisir  (état mental psychologique, subjectif), synthétique).
En liaison avec cet état interne, l’émotion est définie comme un “sentiment” de peur, de regret, de colère. Elle renvoie ce que Jacques Cosnier appelle parfois “l’éprouvance”, point psychique mystérieux, qui constituerait la réalité ultime d’une émotion décorporalisée.
Cet état n’est pas proprement une composante, mais correspond à une synthèse des composantes proprement dites.

La locution “expression corporelle de l’émotion” suppose que l’émotion est définie comme qq chose de “dedans, dans la psychè”, et que le corps l’exprime. Dans la conception ici défendue, c’est le syndrome interactionnel qui la constitue ; ce qui est “dans la psyché” n’en constitue qu’une composante.

Stimulus simple, émotions complexes

Le modèle stimulus – réponse, même élargi, suppose une certaine bonne définition de la réponse. Or ces réponses ne sont généralement ni stables, ni univoques. Un modèle fondé sur l’émotion instinctive à la James ( “ours —> peur”) et, d’une façon générale, les modèles liant un événement à une émotion sont trop simples, même lorsque l’événement inducteur d’émotion est un événement matériel externe élémentaire affectant un individu isolé :

Nous sommes au mois d’avril, je travaille, je lève les yeux et je m’aperçois qu’il neige. Je suis surpris, émerveillé (c’est beau la neige !), excité (c’est exceptionnel !), triste (la neige me rend mélancolique), irrité (mes plantes vertes!), inquiet (il faut prendre la route), indigné /joyeux (il n’y a plus de saisons, c’est la faute à la couche d’ozone)

Cette même ambiguïté émotionnelle est de règle si l’événement émotionnant affecte un groupe ; il est alors possible que les différents rôles émotionnels (l’émerveillé, l’excité, le triste, l’effrayé, l’indigné) soient pris en charge par différents participants à l’événement, et qu’il y ait de véritables conflits de représentations émotionnelles, avec apparition de négociations ou d’argumentations émotionnelles.

Des groupes émotionnels

Le terme de “socialisation” appliqué aux émotions pourrait laisser supposer que les émotions seraient quelque chose de “non socialisé” dans leur surgissement, qui se coulerait ensuite dans des cadres culturels et sociaux donnés, un peu comme un fleuve serait “socialisé” par l’action conjointe des compagnies électriques, des agriculteurs et des bateliers.

Les émotions se « partagent » (Rimé 1989) selon des modalités interactionnelles différenciées, verbales et co-verbales : on partage un deuil ou un chagrin en prenant dans ses bras.

Comme tous les actes, la parole émue est pluri-fonctionnelle : en informant un collègue d’un deuil, on s’excuse de ne pouvoir participer au colloque qu’il organise. Le partage social des émotions n’est pas orienté seulement vers le mieux-être du sujet ému, elle un instrument d’action.

Le degré d’institutionnalisation des émotions régit la modalité de leur gestion interactionnelle : les comportements émotionnels et les modes de communication associées au mariage et au deuil sont définies par la culture. Cette communication peut s’effectuer sur différents modes sémiotiques ; tenue et cortèges de deuil, de mariage, imposent aux participants comme aux spectateurs des comportements et des échanges conventionnalisés. Partager ses émotions, ce n’est pas seulement parler ses émotions.

Chaque émotion impose des partenaires émotionnels, des formes et des réseaux d’interactions spécifiques. On communique sa peur, on passe sa colère sur le chien du voisin, on confesse (à son église ou à un proche) sa honte et ses sentiments de culpabilité. Chaque émotion a son cycle de vie propre, en particulier, on en sort par des voies spécifiques. Savoir comment l’individu se purge de sa colère ou surmonte sa peur est une question ; une autre question est de savoir comment une colère est (et cesse d’être) active et structurante dans une interaction (Plantin 1998).

Des inducteurs émotionnels partagés et co-construits

Un événement source survient à une personne et la met dans un certain état “émotionnel”, c’est-à-dire psychique, physiologique, comportemental : ce modèle stimulus-réponse, qui correspond au modèle énonciatif/expressif-pragmatique, décrit bien toute une série d’événements émotionnels, mais il ne s’applique mal à d’autres (Chabrol 2000).

Bien que dans la plupart des exemples allégués, on considère que l’événement inducteur affecte un individu privé, coupé du monde pragmatique et du groupe interactionnel (voir la rencontre avec l’ours, de James), rien dans ce modèle n’oblige à considérer que l’émotion est fondamentalement un événement privé ; le même événement peut affecter simultanément tout un groupe. Si le groupe est homogène du point de vue de ses valeurs et de ses intérêts, il partage ou co-élabore des états émotionnels du même type, l’émotion de chacun se renforce de celle des autres. Avec le temps, l’émotion décroît ou est sacralisée sous la forme par exemple d’un mémorial.

Si l’événement émotionnant affecte des groupes hétérogènes ou antagonistes, chaque groupe se construit une émotion, et la protège par des frontières communicationnelles, qui recoupent des barrières politiques, sociales ou culturelles.

De l’émotion qui survient à la passion organisatrice.

Même dans nos cultures qui se disent individualistes, les émotions dominantes sont sans doute des émotions de groupe, qu’il s’agisse de passions politique, sportives, artistiques, religieuses, ou même érotiques. Le rapport au stimulus est complètement transformé, en particulier le grand stimulus originel externe est inassignable. Il ne s’agit plus d’une émotion accidentellement incidente à une existence, mais à l’organisation d’une vie, ou d’un segment d’existence, dans l’émotion, comme le dit Wierzbicka. Non seulement les événements émotionnels ne sont pas subis par surprise, mais ils sont recherchés, collectionnés, organisés ; le sujet va au stimulus, ce n’est pas le stimulus qui va au sujet. L’individu induit ses propres émotions, par exemple en lisant ou en écrivant un poème, en jouant ou en écoutant de la musique. Il n’est pas la cible passive d’un stimulus, il organise et produit ses stimuli, de sorte qu’il est impossible de postuler un stimulus extérieur à l’individu. Ce n’est plus le stimulus qui produit l’émotion, c’est l’émotion-passion qui élabore le stimulus. Il ne suffit plus de décrire des épisodes occasionnels, mais une façon de vivre qui relève d’un modèle passionnel anthropologique, de l’existence.

Ces stimuli sont parfois pris en charge institutionnellement ou commercialement. Ils se distribuent selon les circuits communicationnels qui lient les individus et les groupes, la part des médias dans la canalisation, l’organisation qu’un groupe donne à ses émotions devient prépondérante (Atifi 2000 ; Charaudeau 2000).


L’émotion est-elle définie par son syndrome ou par son prototype culturel?

On peut également définir les émotions par leur prototype culturel, telles qu’elles s’incarnent dans les prototypes d’Achille, ou de Moïse brisant les tables de la loi, etc. Ces grands modèles pourraient légitimement être pris pour base systématique d’une définition culturelle des émotions (voir Solomon 1993) : “être en colère, c’est être comme Jupiter tonnant ; être triste, c’est faire comme Françoise Sagan ; avoir peur, c’est rentrer dans le scénario de L’Aigle du casque”, etc.

 

L’ÉMOTION, UNE FORME ORGANISÉE DE L’EXPÉRIENCE HUMAINE

L’ÉMOTION,
« FORME ORGANISÉE DE L’EXPÉRIENCE HUMAINE »

L’émotion signifie à sa manière le tout de la conscience ou, si nous nous plaçons sur le plan existentiel, de la réalité-humaine. Elle n’est pas un accident parce que la réalité-humaine n’est pas une somme de faits ; elle exprime sous un aspect défini la totalité synthétique humaine dans son intégrité. Et par là il ne faut point entendre qu’elle est l’effet de la réalité-humaine. Elle est cette réalité-humaine elle-même se réalisant sous la forme “émotion”. Dès lors il est impossible de considérer l’émotion comme un désordre psycho-physiologique. Elle a son essence, ses structures particulières, ses lois d’apparition, sa signification. Elle ne saurait venir du dehors à la réalité-humaine. C’est l’homme au contraire qui assume son émotion et par conséquent l’émotion est une forme organisée de l’existence humaine.
(Sartre, 1938, p. 24)

Ce passage dense est dense et complexe, mais nous voudrions simplement souligner certaines idées et formulations qui sont d’excellents guides lorsqu’il s’agit de réfléchir sur la parole émotionnée. La seule restriction porte sur la qualification « humaine » : la classe des expérienceurs inclut non seulement les humains, mais aussi certains animaux.

— En tout premier lieu, l’émotion n’est ni une maladie, ni un dérèglement de l’âme et du corps : « il est impossible de considérer l’émotion comme un “désordre psycho-physiologique” ».

— L’émotion est « le tout de la conscience » émotionnée ; ce tout constitue la « réalité-humaine », incluant la situation vécue par l’expérienceur telle qu’il la perçoit et l’organise. Il s’ensuit que l’émotion est agie autant que subie.

— « Il ne faut point entendre que [l’émotion] est l’effet de la réalité-humaine » ; « [elle] ne saurait venir du dehors à la réalité-humaine » : en d’autres termes, elle n’est pas une réponse à une « réalité brute » qui en serait le stimuli. Elle est liée à la perception spécifique que l’expérienceur a d’une situation, d’une « réalité-humaine. »

 L’émotion a son mode d’organisation spécifique : « l’émotion a son essence, ses structures particulières, ses lois d’apparition, sa signification » — qui s’expriment dans l’épisode émotionnel.

De l’expérience à l’expérienceur

Proposé indépendamment de toute approche phénoménologique de l’émotion le terme d’expérienceur (noté Ψ, également appelé “lieu” ou “sujet” de l’émotion), correspond parfaitement à cette vision de l’émotion.

D’après le TLFi, l’expérience se définit comme :
“Le fait d’acquérir, volontairement ou non, et de développer la connaissance des êtres et des choses, par la pratique et par une confrontation de soi avec le monde.”


 

UN BIAIS ETHNOCENTRIQUE DANS L’ÉTUDE DE L’ÉMOTION ?

UN BIAIS ETHNOCENTRIQUE DANS L’ÉTUDE DE L’ÉMOTION ?

 

Les définitions du concept d’ “émotion”, comme celles des concepts de “colère”, “peur”, “fierté”, “honte”, “gaieté”… sont à rechercher chez les psychologues. Selon Wierzbicka, ces reconstructions, telles qu’on les trouve dans les travaux contemporains de psychologie, souffrent de déformations ethnocentriques / anglocentriques. Les langues catégorisent l’expérience humaine de multiples façons, comme on peut le voir aux contrastes existant entre les lexiques des émotions dans des langues familières comme l’anglais, le français et l’italien :

French has no noun corresponding to an undifferentiated ‘feeling’ (although it has the verb sentir corresponding to the verb feel. It does have the term sentiment, which, (in contemporary French) stands exclusively for a cognitively based feeling. Furthermore, French has the word émotion, which, however, differs in meaning from the English emotion, and whose range is more narrow […] Generally speaking, the French émotion is thought of as involuntary, sudden, intense, and typically positive rather than negative. For example, tristesse “sadness” or colère “anger” are not considered by my French informants as typical “émotions”, whereas in English sadness and anger rate very highly on the list of prototypical emotions […] Again, in French scholarly literature the word émotion is used in a sense modelled on that of the English emotion and borrowed from English scientific publications. (Wierzbicka 1995).

 

Quoi que l’on pense de cette brève analyse du français, et du risque d’alignement des concepts sur les particularités linguistiques de l’anglais, il reste que le but de l’analyse linguistique n’est pas de construire une théorie des émotions.

En linguistique française, il semble qu’on emploie peu volontiers le terme émotion, et qu’on lui préfère souvent sentiment, comme le montre le numéro de Langue Française intitulé Grammaire des sentiments (Balibar-Mrabti, 1995).

Il y a au moins une raison d’ordre pratique à l’usage de émotion : ce terme donne en effet accès à une famille de dérivés facilement exploitables : émotif, émotionnel, ému, émouvoir, émouvant, alors que la famille de sentiment est réduite à sentimental, si l’on passe sur ressentir, ressentiment.
On peut par exemple discuter de la communication “émotive” ou “émotionnelle” en français, alors que la communication “sentimentale” renvoie à un tout autre domaine. Suivant la proposition de Cosnier (1994, 14), on parlera également d’affects et d’éprouvés.

LA COMPÉTENCES ÉMOTIONNELLE ORDINAIRE ET LA POSITION DE L’ANALYSTE

COMPÉTENCES ÉMOTIONNELLE
POSITION DE L’ANALYSTE

 

La compétence émotionnelle ordinaire

La compétence émotionnelle ordinaire omme compétence de gestion des stéréotypes.

A l’exception des alexythymiques, dont la compétence d’expression émotionnelle semble avoir disparu, tout le monde sait ce que sont les émotions pour les avoir éprouvées, tout le monde subit ou gère de façon plus ou moins hygiénique ses accès émotionnels, ses humeurs, organise ses passions et les expose en fonction de sa ou de ses cultures et des situations d’interlocution auxquelles il participe.  = empathie

Ces savoirs communs, partiellement de l’ordre du “savoir vivre” interactionnel, façonnés par l’histoire, sont exposés, travaillés, théorisés, dans des discours adressés ou intérieurs. Ils relèvent de la compétence émotionnelle du sujet interagissant, qui, dans la mesure où il est capable aussi bien de se mettre en scène que de capter, de lire et de (s’auto-) décrire des émotions, connaît et peut dire quelque chose des transformations des voix, des faces, des processus internes (j’en suis tout retourné, je suis allé trois fois aux toilettes) et des transformations des actions (de rage, il a mordu la clé), pour en induire des éprouvés plausibles.

La lecture de ces signes peut devenir une compétence professionnelle, mais tout un chacun est sémiologue, c’est-à-dire capable de capter et de dire quelque chose d’un ensemble de signes pluricanaux rapportés à une même source organisatrice pour en tirer des inférences sur cette source. La recherche sur les stéréotypes sémiologiques exprimés sous forme de locutions vise à formaliser ces savoirs et les savoirs faire où il émerge (voir infra).

 

Position de l’analyste

La question de la position de l’analyste ne peut être éludée, particulièrement par le linguiste dont ni l’œil ni l’oreille ne sont professionnellement préparés à l’observation de situations d’émotions fortes, et les situations d’émotion faibles sont peut-être encore plus délicates à appréhender (Kleinman & Copp 1993).

La position alexithymique, ou la réification des émotions.

Il peut tenter de se situer en externalité pour observer des interactants émus, ainsi qu’une portion plus ou moins vaste du contexte originaire et de l’histoire de l’émotion qui les affecte, ou qu’ils affectent. Il pose alors l’émotion comme une chose, se manifestant dans un monde séparé.

Un psychanalyste dirait que l’on ne se libère pas par décret des liens du transfert et du contre-transfert. L’externalité ne s’obtenient pas par décret. L’émotion déborde du corpus (Auchlin 2000), il faut tenir compte de sa transmission inconsciente, corporelle, de l’émotion, des phénomènes d’empathie et “d’an-empathie” (Cosnier 1994, 2000, et ce volume). Autrement dit, il y a de la captation émotionnelle, l’analyste participe à l’émotion qu’il entend analyser. Dans ces conditions, comment peut se réaliser la coupure d’avec l’objet qui est la garantie de l’objectivité de l’étude ?

La position empathique, ou la glue participationnelle

Une autre option consisterait à opter pour une position “compréhensive”, participante, le risque étant alors de se réclamer des certitudes d’un sujet bien placé pour savoir, ce qui revient à pratiquer une forme d’introspection de groupe, en tout point analogue à l’introspection individuelle. L’empathie fournit une entrée aussi commode que problématique dans une atmosphère émotionnelle, elle confère au linguiste toutes les certitudes piégées de compréhension du participant, et l’expérience montre que cette captation émotionnelle s’étend facilement à son auditoire professionnel. Le corpus n’est alors qu’un sorte de tache de Rorshach, et l’analyse une élaboration sur cette tache.

Il ne suffit pas d’aller loin dans l’analyse, encore faut-il en revenir.

 

Une cure interculturelle ?

« Un camelot algérien marchande en français avec une cliente française d’une part, avec un client algérien d’autre part, en français et en arabe ; les deux étudiants qui analysent le corpus vidéo sont respectivement française et algérien. Dans l’interaction marchande avec la Française, il y a désaccord sur le prix et l’on note l’absence de complétude interactionnelle : le marchand change brusquement d’interlocuteur, la séquence de marchandage se trouvant interrompue. Pour l’étudiante française qui interprète le corpus, ce changement d’interlocuteur chez le marchand algérien a pour fonction de préserver la face de la cliente française, alors que pour l’étudiant algérien, ce comportement dans l’interaction est interprété comme signe évident de mépris, donc d’offense caractérisée. »

De Nuchèze, 1995, “La communication en contextes pluriculturels : interrogations méthodologiques”. Cahiers de Praxématique 25, 14-29 (p. 18).
Cité par V. Traverso, 2003, Aspects de l’interaction en arabe (dialecte syrien). Document pour l’Habilitation à diriger des recherches. (315 p), p 14.

LES OUTILS DE L’EXPRESSIVITÉ

 

LES OUTILS DE L’EXPRESSIVITÉ

 

La linguistique et la phonétique classiques proposent une série d’instruments et d’observations propres à saisir les caractéristiques générales des émotions dans la langue et le discours, dont Kerbrat-Orecchioni a dressé « l’inventaire » (2000 : 33).

 

— Sur le plan de l’expression verbale au niveau lexical, l’émotion se marque et se gère par l’utilisation d’une série de “moyens” : vocabulaire particulier, injures et mots tendres (salaud / mon chéri) ; exclamations et interjections (— ah ! ; — mais… ! ; — bof ; — m’enfin, (Bouchard 2000), par exemple ! ; expressions figées (allez vous faire voir) ; intensifs, etc.

 

— Au niveau morphologique, certains suffixes sont porteurs d’une attitude émotionnelle (franchouillard) ; comme certains emplois des temps verbaux (imparfait hypocoristique).

 

— Au niveau de l’organisation (ou de la désorganisation) syntaxique, on attribue à l’émotion les réorganisations de la forme considérée comme basique de l’énoncé : emphase, ruptures de construction, inversions. La notion traditionnelle de “figures de construction” cherche à capter quelque chose de ces mouvements d’émotion dans l’organisation de la parole. Cette vision de l’émotion comme déstructuration de l’acte linguistique fait certainement écho aux théories psychologiques plus générales sur l’émotion perturbant l’action.

 

Par leur hétérogénéité, ces faits touchent simultanément à l’ensemble des niveaux que les sciences du langage ont l’habitude de distinguer soigneusement ; il est sans doute impossible de les organiser en ce qui serait un “système linguistique des émotions”.

Comme le dit Kerbrat-Orecchioni « le risque est grand de voir les valeurs affectives se diluer dans l’océan de la subjectivité langagière. » (2000 : 43).

 

Il n’est donc pas question de rechercher ce que pourrait être l’organisation “en langue” un “système des émotions”, comme il existe un système linguistique du temps, reposant sur les sous-systèmes morphologie verbale, des adverbes, des prépositions et des conjonctions temporelles.