L’ÉMOTION, UN SYNDROME

L’ÉMOTION, UN SYNDROME


La description suivante s’applique à l’émotion émergente.

Les psychologues considèrent l’émotion comme un syndrome affectant un individu.
Un syndrome est un phénomène complexe, un ensemble intégré de composantes entre
lesquelles les relations sont complexes. Le mot est emprunté au vocabulaire médical,
où il désigne un ensemble de symptômes (signes) sans cause spécifique, que le malade est susceptible d’avoir en même temps lors de certaines maladies.

Exemple : le syndrome parkinsonien associe une akinésie (les mouvements sont lents et rares), un tremblement pendant le repos et une hypertonie (les muscles de l’organisme présentent des contractions inappropriées) [14].

La maladie est une transformation de la personne, mais toutes les transformations de la personne ne sont pas des maladies.

La définition de l’émotion va de pair avec celle des humeurs et des passions (Esquirol 1980/1805, Janet 1975/1926, Gayral 1975, Gauchet & Swain 1980, Frijda 1993, Cosnier 1994, etc). Sur le plan encyclopédique, les dictionnaires (qui, sur ce point, ne peuvent être qu’encyclopédiques), les psychiatres et les psychologues définissent l’émotion comme un syndrome ayant ses manifestations sémiologiques à la fois sur les plans psychique, physiologique et comportemental (Battachi, Suslow & Renna 1996 : 16).

Le SYNDROME ÉMOTIONNEL synthétise les composantes suivantes (d’après Gayral, 1975 et Scherer 1984a, 1984b )

(i)     Une évaluation cognitive des situations, voir

(ii)    Une activation physique et psychologique (arousal), qui se manifest comme suit

(iii)   La composante physique « se décompose en une sous-composante motrice (mimique et attitudinale externe) et des phénomènes neuro-végétatifs (internes) » (Gayral 1975 p.24.).

(a) Première sous composante, transformations externes du sujet:  « L’activation motrice » recouvre « [des] phénomènes moteurs, et notamment la mimique émotive, semi-automatique, très difficile à reproduire par la volonté (talent des grands acteurs) et, dans certains cas, la sidération motrice (stupeur émotive) ou l’agitation (tremblement, fuite, attitude agressive), ou encore une crise nerveuse généralisée, épileptiforme. » (id. p.24).

On parle de composante VMPG (Vocale-Mimo-Posturo-Gestuelle) : cette activation se manifeste par des modifications:
—de la qualité de lavoix,
— des mimiques faciales,
— des gestes
— de la posture corporelle du sujet.
Ces manifestations externes seront lus comme des signes physiques ou des signes intentionnels de l’émotion.

(b)   Seconde sous composante, des transformations neurophysiologiques internes.
Par « activation neuro-végétative », on entend un ensemble de « phénomènes neuro-végétatifs surtout vasculaires et sécrétoires, pâleur ou congestion, sueurs, pleurs, tachy- ou bradycardie, hypertension artérielle, palpitations, sécheresse de la bouche…, selon la prédominance vagale ou orthosympathique du sujet. » (id.)

Ces événements et états internes qui échappent à la conscience sont le support de l’activité mentale, et de son expression par la mimique, les gestes, les attitudes et elle conditionne la plupart des comportements. (id. : 29).

(iv)   C. attitudinale – comportementale, transformation des modalités de l’action en  cours, passage à un autre type d’action.
Ces diverses formes d’activation « se combinent pour fournir un tableau d’attitude instinctuelle primitive : fugue, opposition, agression coléreuse ; défense, faire le mort… » (id. : 24 ; souligné par nous).
Les définitions de l’émotion vont généralement jusqu’à inclure les comportements organisés, conscients, planifiés liés à l’émotion, ce que le même auteur désigne comme « des réactions complexes : fugues, claustration » (id. : 29).

(v)    C. psychique, la conscience synthétique de cet état évalué comme agréable / désagréable.
Sous cette définition, c’est de la composante psychique que l’ensemble du syndrome émotionnel tient son nom : « joie, peur, crainte, terreur, contentement, colère, attendrissement affectueux » (id. : 24).

 

L’étude des processus neurophysiologiques (iii) relèvent des neurosciences. Ces processus sont liés aux modifications VMPG (iv), qui jouent un rôle important dans le processus de la communication émotive / émotionnelle.

Selon [15, 16], l’émotion s’analyse selon cinq composantes : (i) évaluation cognitive des
situations ; (ii) activation psychologique ; (iii) expression motrice ; (iv) comportement et
ébauche d’action ; (v) sentiment subjectif
.

Cette définition psychologique de l’émotion se retrouve dans certaines définitions lexicales du mot émotion. Elle est homologue à la description componentielle du sens des mots d’émotion proposée par Ortony, Clore & Foss (1987), et elle a guidé la recherche de Galati & Sini(2000) sur le lexique français des émotions.


Remarques sur ce modèle

La surprise

Cette description définitoire est supposée convenir en gros aux « émotions de base. Elle fait une place essentielle à l’activation, et en ce sens, la surprise (bonne ou mauvaise) apparaît comme le fait émotionnel fondamental, moins une émotion proprement dite qu’une condition de toute émotion.

Les émotions étranges

La littérature qui se rattache à ce type d’approche traite de l’émotion de l’homme ordinaire, et laisse intacte la question des émotions comme « les béatitudes des idiots et des déments, les joies des épuisés après de grandes hémorragies, les joies des agonisants, etc » (Janet 1975/1926 : II, p. 24).

Une définition ouverte

Il est difficile de clore précisément la définition. On associe sans problèmes à la colère le regard fulgurant et la voix de tonnerre ; de même on lui associe bien l’agression ou l’ébauche d’agression ou de passage à l’acte ; mais faut-il faire figurer parmi les comportements dérivés le pamphlet écrit “sous le coup de la colère” ? De même, dans le cas de la peur, il semble difficile de dire ce qui, dans la réaction “faire le mort”, relève de l’instinctif ou du planifié ; dans le cas de la tristesse, le “retrait” et la “claustration”. Tous ces comportements peuvent recevoir une élaboration culturelle, composition d’un élégie ou composition musicale (on ne mentionnera pas la prise de voile, puisque la tristesse comptait pour un péché).

L’unité du syndrome

Sous cette définition, l’émotion est essentiellement une perturbation et une restructuration des états physiologiques ou psychologiques internes, de leurs corrélations et de leurs répercussions sur l’état cognitif et comportemental du sujet ému.

Par le biais d’un système de systèmes dont il s’agit de décrire les interactions, elle oriente la recherche sur l’émotion dans un univers causal, a-historique, a-culturel. Ce qui stimule d’emblée une problématique positive, pour ne pas dire positiviste.

Même si l’on admet cette restriction, la définition a des problèmes. La littérature psychologique rapporte des états internes perturbés sans émotion associée, et, réciproquement des émotions non accompagnées des états internes attendus. On aboutit à la conclusion troublante qu’il semble que les états psychiques soient obligatoirement accompagnés d’états physiques, mais qu’il n’y ait guère de régularité dans cet accompagnement ; les synchronisations entre ces diverses composantes sont faibles, et leur mode d’articulation reste problématique (Battachi & al. 1996 : 18).

Termes d’émotion (verbes adjectifs substantifs) et désignation du syndrome

Le syndrome émotion se synthétise en la conscience d’un état spécifique de plaisir / déplaisir  (état mental psychologique, subjectif), synthétique).
En liaison avec cet état interne, l’émotion est définie comme un “sentiment” de peur, de regret, de colère. Elle renvoie ce que Jacques Cosnier appelle parfois “l’éprouvance”, point psychique mystérieux, qui constituerait la réalité ultime d’une émotion décorporalisée.
Cet état n’est pas proprement une composante, mais correspond à une synthèse des composantes proprement dites.

La locution “expression corporelle de l’émotion” suppose que l’émotion est définie comme qq chose de “dedans, dans la psychè”, et que le corps l’exprime. Dans la conception ici défendue, c’est le syndrome interactionnel qui la constitue ; ce qui est “dans la psyché” n’en constitue qu’une composante.

Stimulus simple, émotions complexes

Le modèle stimulus – réponse, même élargi, suppose une certaine bonne définition de la réponse. Or ces réponses ne sont généralement ni stables, ni univoques. Un modèle fondé sur l’émotion instinctive à la James ( “ours —> peur”) et, d’une façon générale, les modèles liant un événement à une émotion sont trop simples, même lorsque l’événement inducteur d’émotion est un événement matériel externe élémentaire affectant un individu isolé :

Nous sommes au mois d’avril, je travaille, je lève les yeux et je m’aperçois qu’il neige. Je suis surpris, émerveillé (c’est beau la neige !), excité (c’est exceptionnel !), triste (la neige me rend mélancolique), irrité (mes plantes vertes!), inquiet (il faut prendre la route), indigné /joyeux (il n’y a plus de saisons, c’est la faute à la couche d’ozone)

Cette même ambiguïté émotionnelle est de règle si l’événement émotionnant affecte un groupe ; il est alors possible que les différents rôles émotionnels (l’émerveillé, l’excité, le triste, l’effrayé, l’indigné) soient pris en charge par différents participants à l’événement, et qu’il y ait de véritables conflits de représentations émotionnelles, avec apparition de négociations ou d’argumentations émotionnelles.

Des groupes émotionnels

Le terme de “socialisation” appliqué aux émotions pourrait laisser supposer que les émotions seraient quelque chose de “non socialisé” dans leur surgissement, qui se coulerait ensuite dans des cadres culturels et sociaux donnés, un peu comme un fleuve serait “socialisé” par l’action conjointe des compagnies électriques, des agriculteurs et des bateliers.

Les émotions se « partagent » (Rimé 1989) selon des modalités interactionnelles différenciées, verbales et co-verbales : on partage un deuil ou un chagrin en prenant dans ses bras.

Comme tous les actes, la parole émue est pluri-fonctionnelle : en informant un collègue d’un deuil, on s’excuse de ne pouvoir participer au colloque qu’il organise. Le partage social des émotions n’est pas orienté seulement vers le mieux-être du sujet ému, elle un instrument d’action.

Le degré d’institutionnalisation des émotions régit la modalité de leur gestion interactionnelle : les comportements émotionnels et les modes de communication associées au mariage et au deuil sont définies par la culture. Cette communication peut s’effectuer sur différents modes sémiotiques ; tenue et cortèges de deuil, de mariage, imposent aux participants comme aux spectateurs des comportements et des échanges conventionnalisés. Partager ses émotions, ce n’est pas seulement parler ses émotions.

Chaque émotion impose des partenaires émotionnels, des formes et des réseaux d’interactions spécifiques. On communique sa peur, on passe sa colère sur le chien du voisin, on confesse (à son église ou à un proche) sa honte et ses sentiments de culpabilité. Chaque émotion a son cycle de vie propre, en particulier, on en sort par des voies spécifiques. Savoir comment l’individu se purge de sa colère ou surmonte sa peur est une question ; une autre question est de savoir comment une colère est (et cesse d’être) active et structurante dans une interaction (Plantin 1998).

Des inducteurs émotionnels partagés et co-construits

Un événement source survient à une personne et la met dans un certain état “émotionnel”, c’est-à-dire psychique, physiologique, comportemental : ce modèle stimulus-réponse, qui correspond au modèle énonciatif/expressif-pragmatique, décrit bien toute une série d’événements émotionnels, mais il ne s’applique mal à d’autres (Chabrol 2000).

Bien que dans la plupart des exemples allégués, on considère que l’événement inducteur affecte un individu privé, coupé du monde pragmatique et du groupe interactionnel (voir la rencontre avec l’ours, de James), rien dans ce modèle n’oblige à considérer que l’émotion est fondamentalement un événement privé ; le même événement peut affecter simultanément tout un groupe. Si le groupe est homogène du point de vue de ses valeurs et de ses intérêts, il partage ou co-élabore des états émotionnels du même type, l’émotion de chacun se renforce de celle des autres. Avec le temps, l’émotion décroît ou est sacralisée sous la forme par exemple d’un mémorial.

Si l’événement émotionnant affecte des groupes hétérogènes ou antagonistes, chaque groupe se construit une émotion, et la protège par des frontières communicationnelles, qui recoupent des barrières politiques, sociales ou culturelles.

De l’émotion qui survient à la passion organisatrice.

Même dans nos cultures qui se disent individualistes, les émotions dominantes sont sans doute des émotions de groupe, qu’il s’agisse de passions politique, sportives, artistiques, religieuses, ou même érotiques. Le rapport au stimulus est complètement transformé, en particulier le grand stimulus originel externe est inassignable. Il ne s’agit plus d’une émotion accidentellement incidente à une existence, mais à l’organisation d’une vie, ou d’un segment d’existence, dans l’émotion, comme le dit Wierzbicka. Non seulement les événements émotionnels ne sont pas subis par surprise, mais ils sont recherchés, collectionnés, organisés ; le sujet va au stimulus, ce n’est pas le stimulus qui va au sujet. L’individu induit ses propres émotions, par exemple en lisant ou en écrivant un poème, en jouant ou en écoutant de la musique. Il n’est pas la cible passive d’un stimulus, il organise et produit ses stimuli, de sorte qu’il est impossible de postuler un stimulus extérieur à l’individu. Ce n’est plus le stimulus qui produit l’émotion, c’est l’émotion-passion qui élabore le stimulus. Il ne suffit plus de décrire des épisodes occasionnels, mais une façon de vivre qui relève d’un modèle passionnel anthropologique, de l’existence.

Ces stimuli sont parfois pris en charge institutionnellement ou commercialement. Ils se distribuent selon les circuits communicationnels qui lient les individus et les groupes, la part des médias dans la canalisation, l’organisation qu’un groupe donne à ses émotions devient prépondérante (Atifi 2000 ; Charaudeau 2000).


L’émotion est-elle définie par son syndrome ou par son prototype culturel?

On peut également définir les émotions par leur prototype culturel, telles qu’elles s’incarnent dans les prototypes d’Achille, ou de Moïse brisant les tables de la loi, etc. Ces grands modèles pourraient légitimement être pris pour base systématique d’une définition culturelle des émotions (voir Solomon 1993) : “être en colère, c’est être comme Jupiter tonnant ; être triste, c’est faire comme Françoise Sagan ; avoir peur, c’est rentrer dans le scénario de L’Aigle du casque”, etc.