TERMES GÉNÉRAUX : HISTOIRES, DOMAINES, USAGES

TERMES GÉNÉRAUX
DES HISTOIRES, DES DOMAINES, DES USAGES

 

PATHOS

Le substantif pathos est emprunté au grec; dans cette langue, il signifie «ce qu’on éprouve… État de l’âme agitée par des circonstances extérieures» (ADGF4, art. pathos); il a un sens passif: le pathos c’est ce qui arrive de l’extérieur, bon ou mauvais, avec une spécialisation pour “ce qui arrive de mauvais”. Le mot a le sens très général de «expérience subie, malheur, émotion de l’âme» (DHLF5, art. patho-).

Les traducteurs français d’Aristote traduisent pathos par “passion”. Mais les phénomènes étudiés par Aristote dans sa Rhétorique correspondent à ce que nous appelons actuellement des émotions, bien plus qu’à des passions.

La traduction latine du mot grec pathos a été discutée par les rhétoriciens latins. Ainsi, dans les Tusculanes, Cicéron choisit de «désigner ce que les Grecs appellent pathe par perturbationes plutôt que par maladies [morbos]» (Cicéron, Tusc., Livre IV, 10; trad. Humbert, p. 58). Le traducteur des Tusculanes, J. Humbert, traduit pertubationes par passions.

D’une façon générale, les traducteurs rendent indifféremment affectus et perturbatio par passion, sentiment, ou émotion. Par exemple le traducteur de l’Institution Oratoire de Quintilien, traduit adfectus par passion (Inst. Or., VI, I, 1; 7; etc. trad. Cousin p. 7; 9); ou par sentiment (id. VI, I, 30; VI II; etc. trad. Cousin p. 16; 22); ou encore par émotion (VI, I, 9; 29; 51; etc. trad. Cousin p. 9; p. 15; 21). Sénèque parle de la colère, ira, qui est pour nous typiquement une émotion, comme d’un affectus, terme que son traducteur rend par passion (Col. I, 1; trad. Bourgery p. 1-2). Ces variations de vocabulaire montrent qu’avec le terme pathos, c’est toute la thématique de l’affect qui apparaît, dans sa complexité et son épaisseur historique et culturelle.

En français contemporain, pathos n’a plus de relation avec le préfixe patho- “maladie”, utilisé en médecine: la pathologie du médecin n’est pas la pathologia, “l’étude des passions”. Le substantif pathos est utilisé soit en théorie rhétorique, soit, dans la langue ordinaire, pour désigner un débordement émotionnel quelque peu factice; dans les arts, le pathos caractérise des genres où passions fortes et grands sentiments s’expriment de façon appuyée, parfois jugée exhibitionniste et de “mauvais goût”. Cette dévalorisation n’affecte pas le dérivé pathétique, la violence des grandes émotions restant toujours populaire.

HUMEUR

Dans la pensée médicale ancienne, les humeurs sont les quatre liquides qui irriguent le corps humain:

bile jaunebile noire (atrabile) — flegme (pituite, lymphe) —sang

Les humeurs déterminent les tempéraments, ou tendances stables de la personnalité: «la prédominance d’une humeur dans son dosage personnel fera de chaque homme un bilieux, un sanguin, un flegmatique ou un mélancolique» (Deprun 1998, p. 71; Galien Traité, p. 192).

L’humeur est un état stable (thymique) qui prédispose à une émotion (phasique) d’un certain type: cette distinction est indispensable pour l’analyse des émotions.

La bile noire est la bile du bileux; elle détermine le tempérament mélancolique6 (ou atrabilaire), porté aux idées noires, à la tristesse et au souci.
Celui “qui ne se fait pas de bile”, qui “ne s’en fait pas”, ne se fait pas de bile noire.

Quant à la bile jaune, elle correspond au tempérament colérique; l’expression “échauffer la bile” renvoie à cette bile jaune.

Le flegme caractérise le tempérament calme, froid ou lymphatique7, peu enclin aux émotions.

L’abondance de sang caractérise le tempérament heureux, prédisposé à la joie et à l’humour (Deprun 1998, p. 72).

Ces tempéraments sont parfois incarnés dans des types exemplaires: ainsi, Pluton mélancolique est l’image de l’être possédé par la bile noire (Passions… 52, p. 182); le satyre est le prototype du sanguin.

En français contemporain, l’humeur n’est plus liée aux anciennes humeurs, biles, sang et flegme, mais elle est volontiers rapportée à une réalité physiologique. Le mot désigne une disposition du psychisme plus stable que ne l’est l’émotion, moins liée à une stimulus précis.

La notion d’humeur est précieuse pour la discussion du concept d’éthos, qu’il s’agisse du caractère de l’auditoire ou du caractère de l’orateur. D’une part, les tempéraments déterminent des caractères humains généraux; ils peuvent correspondre à des types d’auditoires(aux caractères du public). D’autre part, l’attaque du discours rhétorique est le moment crucial où l’orateur construit et affirme son humeur, c’est-à-dire qu’il établit la tonalité sur laquelle viendront se développer les émotions constituant le pathos (voir Chapitre 3).

PASSION

Le mot passion vient du latin passio signifiant “souffrance”; il a évolué notamment sous l’influence de la philosophie stoïcienne, qui considère les passions comme des maladies. «A partir de la fin du IIIe siècle, passio connaît une emploi actif au sens de “mouvement, affection, sentiment de l’âme” […]spécialement au pluriel et avec une valeur péjorative […]passiones peccatorum, passiones carnales8; il traduit alors le grec pathos» (DHLF, art. passion). La religion chrétienne a conservé au mot le sens de “souffrance” lorsqu’elle parle de la passion du Christ.

Dans le langage courant, son sens prédominant est «vive affection que l’on a pour qq chose (1621)» (id.): passion amoureuse, passion du football, et des timbres postes.

Passion renvoie non seulement aux théorisations philosophiques de la vie psychique (Descartes, Hume, Spinoza), mais aussi aux théories et aux pratiques des aliénistes (le mot a changé de sens avec Esquirol, d’après Gauchet et Swain 1983). Pour complexifier encore le tableau, comme nous l’avons vu, passion est utilisé en français pour traduire le latin affectus des traités de rhétorique; or ce terme latin correspond à des mouvements d’émotion typiques, comme la colère.

En tant que réponse à un stimulus, l’émotion est passive (voir Chapitre 5): c’est en cela qu’elle reprend l’héritage des passions (Auerbach 1941/1998). Pour paraphraser Mme de Staël (1896/2000), la passion moderne se définit, peut-être paradoxalement, comme la recherche active d’une classe d’émotions passives; on recherche et construit le stimulus grâce auquel on éprouvera le choc émotionnel. La passion est une quête systématique d’une classe d’émotions.

SENTIMENT

Par opposition aux passions du Grand siècle, le siècle des Lumières serait celui du sentiment: « si la période précédente [i. e., le XVIIe siècle] est bien l’âge des théories des passions, le sentiment s’affirme désormais [i. e. au XVIIIe siècle] comme la catégorie fondamentale du vocabulaire affectif » (Calori 2002, p. 23).

Les dictionnaires multiplient les distinctions sous l’entrée sentiment. Le mot porte la trace d’un histoire intellectuelle complexe. Il est d’abord lié à l’intuition, à la capacité de percevoir des réalités de tous ordres: conscience qu’on prend du monde physique; de son existence propre; des réalités des mondes de l’art, ainsi que du monde moral. A la différence de l’émotion ou de la passion, le sentiment peut servir de norme, c’est-à-dire qu’il peut fonder un jugement recevable (ce qui n’est évidemment pas le cas de l’émotion). C’est dans ce sens que la philosophie a élaboré un concept philosophique de sensibilité, en esthétique (théorie du goût), en morale (théorie des sentiments moraux) et en épistémologie (théorie sensualiste de la connaissance).

Dans une seconde famille de sens, le mot «se dit des affections, des mouvements de l’âme, des passions… Particulièrement, les affections bonnes, bienveillantes, tendres… Spécialement. La passion de l’amour» (DLF9, art. sentiment). Enfin, sentiment a le sens de “opinion”, comme dans cette belle citation de Jean-Jacques Rousseau «Souvenez-vous toujours que je n’enseigne point mon sentiment, je l’expose» (Emile IV; cité dans le DLF). Ce sens peut être jugé vieilli ou distingué au XXIe siècle, il mériterait néanmoins d’être réactualisé dans le domaine de l’argumentation: une conclusion, c’est très exactement un sentiment en ce dernier sens, c’est-à-dire une manière de voir les choses liée à une subjectivité et à une affectivité.

Le très intéressant syntagme “un sentiment de–” sera discuté ***

ÉPROUVÉ, ÉPROUVER

Éprouver, éprouvé comme substantifs ne figurent pas dans le DHLF. Le sens du participe passé-adjectif éprouvé, comme celui du participe présent-adjectif éprouvant, est lié à celui de épreuve “souffrance” (“éprouvé par ce voyage”, “un voyage éprouvant”), sans lien avec la thématique des émotions.

Nouveaux venus dans la série nominale des termes exprimant les émo- tions, ces termes sont liés au domaine psychanalytique et sémiotique:

«[dans Le Pouvoir comme passion, 1994] nous avons proposé à la communauté des chercheurs cette substantivation du verbe “éprouver” […] dans ses deux formes grammaticales, -é ou –er» (Hénault 2000, p. 3).

Ces deux formes ne sont pas équivalentes, l’infinitif substantivé désignant “le fait d’éprouver” alors que le participe a une valeur passive accomplie, “ce qui a été éprouvé”.

AFFECT

Le substantif affect existe en moyen français avec le sens de «senti- ment, passion» (TLFi10, art. affect). Il est «repris (1908) à l’allemand Affekt» (DHLF, art. affection), dans le champ de la psychanalyse. Le concept d’affect est défini comme un mode d’expression psychique de la pulsion. L’affect peut se renverser (l’amour devient haine), être refoulé (amour inconscient), sublimé (amour humain, amour des arts), ou retourné contre soi (haine de l’autre, haine de soi). Dans la théorie psychanalytique, l’affect va jusqu’à s’opposer à l’émotion:

comprendre le pourquoi de l’affect fait donc partie du processus de guérison, et différencie à coup sûr une psychothérapie qu ne proposerait qu’une rééducation émotionnelle, et une psychanalyse qui déplace les affects avec leur sujet (je veux dire, leur sujet caché, inconscient) (Castel, s.d.)

Affecter au sens de “faire semblant ostensiblement” et son dérivé affecta tion n’ont rien à voir avec les termes d’émotion.
Affecter, affectif, affection ont d’une part le sens concret de “toucher matériellement”, et d’autre part le sens de “mettre en branle les émotions et les sentiments” (cf. TLFi, art. affectif).

En psychologie, l’affectif est donc ce qui relève de l’affect. Dans la langue ordinaire, le terme est aussi employé en un sens générique, couvrant les émotions tendres de faible intensité. Les nombreux glissements que l’on constate dans les textes psychologiques du sens conceptuel au sens lexical conceptualisé sont donc probablement sans remède.

Morphologiquement et sémantiquement, la famille de affect fonctionne très bien pour couvrir l’ensemble du champ qui nous intéresse.

ÉMOTION

La dominance de la composante psychique du terme émotion est, en français, une évolution récente, la composante comportementale (“mouvement”) étant historiquement fondamentale (DHLF, art. émotion) (Voir modules suivants).

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Conclusions

Suivant la proposition de Cosnier (1994, p. 14), on pourrait généraliser l’usage d’affect et d’éprouvé; ces termes auraient même l’avantage d’une certaine neutralité historique. Affect, éprouvé, ressenti, engagent moins dans une théorie des émotions types, et de ce fait sont plus ouverts sur une conception moins segmentée de la vie psychique. Mais on ne réforme pas l’usage.

Émotion, humeur [mood], tempérament, sentiment, passion sont définis en relation avec,trois dimensions: durée ; conscience ; source.

Émotions et affects sont à la base du vécu émotionnel. Les émotions sont conscientes ; elles se développent et se gèrent en relation avec une source qui peut être très précise. Les affects et les sensations (feelings) correspondent à des zones émotionnelles diffuses ; leur source est moins clairement élucidable que celle des émotions.

Tempérament et humeur (mood) définissent le niveau des dispositions. L’humeur (bon / mauvais poil) correspond à une orientation émotionnelle locale, moins consciente que l’émotion, dont elle forme le substrat ; la source de l’humeur peut être interne ou externe ; sa durée est plus longue que celle des (micro-)émotions.
Le tempérament (peureux, colérique) correspond à une orientation émotionnelle permanente (prédisposition) caractérisant une personne.

Dans ce cadre de référence, un sentiment est une cognition élaborée en relation avec un système d’émotions de façon à déterminer une attitude. Une passion se définit en relation avec un objet précis et exclusif : football, timbres-poste, autre personne. La passion est une disposition permanente à produire activement des occasions d’intense émotion.