Preuves pathémiques et fallacies ad passiones

PREUVES PATHÉMIQUES ET FALLACIES AD PASSIONES
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1. TRIOMPHE DU PATHOS ET MANIPULATION ÉMOTIONNELLE

1.1 Force relative des arguments « logo-iques”, pathémiques et éthotiques

Aristote: Primauté de l’éthos; ses dangers
Les preuves “logo-iques”, tirées du logos sont, comme leur nom l’indique, des preuves à la fois cognitives et langagière. Les prétendues “preuves” pathémiques (par le pathos) ou éthotiques (tirées de l’éthos) sont plutôt des moyens de pression sur le public. En pratique, pour les auteurs classiques, les secondes, (preuves dites « subjectives ») l’emportent  en efficacité sur les premières (preuves dites « objectives »).
Aristote affirme le primat du caractère (ethos):

Le caractère constitue, pourrait-on presque dire, un moyen de persuasion tout à fait décisif (Rhét. 1356a10; trad. Chiron, p. 126)

Et il met en garde contre le recours, trop efficace, au pathos:

Car il ne faut pas dévoyer le juré en l’amenant à éprouver de la colère, de l’envie, ou de la pitié. Cela revient à tordre la règle dont on va se servir.
Rhét. 1354a 20-25; trad. Chiron, p. 116

Le juge est «la règle». Le rejet du pathos manipulatoire est fondé non pas sur des considérations morales, mais sur un impératif cognitif: fausser la règle, c’est faire tort non seulement aux autres,mais d’abord à soi-même. L’erreur précède la tromperie, elle est le vrai danger.

1.2 Triomphe du pathos et manipulation émotionnelle

Alors qu’Aristote , Cicéron et Quintilien rapprochent éthos et pathos, pour conclure à la suprématie pratique du pathos. Une affirmation éclatante de cette supériorité se trouve chez Cicéron, dans la bouche de l’orateur Antoine:

[Antoine:] J’étais pressé d’en venir à un objet plus essentiel: Rien n’est en effet plus important pour l’orateur, Catulus, que de gagner la faveur de celui qui écoute, surtout d’exciter en lui de telles émotions qu’au lieu de suivre le jugement et la raison, il cède à l’entraînement de la passion et au trouble de son âme.
Les hommes dans leurs décisions, obéissent à la haine ou à l’amour, au désir ou à la colère, à l’espérance ou à la crainte, à l’erreur, bref, à l’ébranlement de leurs nerfs, bien plus souvent qu’à la vérité, à la jurisprudence, aux règles du droit, aux formes établies, au texte des lois
Cicéron, De Or., II, 178; trad. Courbaud, p. 78

4 Sur ce mot, voir Chapitre 3.

De même, Quintilien:

de fait, les arguments naissent, la plupart du temps, de la cause et la meilleure cause en fournit toujours un plus grand nombre, de sorte que si l’on gagne grâce à eux, on doit savoir que l’avocat a seulement fait ce qu’il devait. Mais faire violence à l’esprit des juges et le détourner précisément de la contemplation de la vérité, tel est le propre rôle de l’orateur. Cela le client ne l’enseigne pas, cela n’est pas contenu dans les dossiers du procès. […] le juge, pris par le sentiment, cesse totalement de chercher la vérité»
Quintilien, Inst. Or., VI, 2, 4-6; trad. Cousin, p. 23-24.

On se scandalisera du caractère cynique, immoral et manipulatoire ainsi ouvertement
reconnu à l’entreprise rhétorique; mais l’affaire n’est pas forcément si tragique. On peut tout d’abord lire aussi ces proclamations comme des slogans auto-publicitaires destinés à
magnifier les pouvoirs du rhéteur, et éventuellement à faire monter les enchères auprès
d’élèves désirant acquérir à tout prix d’aussi merveilleux pouvoirs. D’autre part, comme le fait remarquer Romilly à propos de Gorgias, on transfère volontiers à la parole rhétorique
pathémique les vertus prêtées à la parole magique:

Qu’est-ce à dire, sinon que, par des moyens qui semblent irrationnels, les mots lient l’auditeur, et l’affectent malgré lui? (Romilly 1988, p. 102).

La parole non seulement permet le mensonge et la tromperie, mais serait capable d’altérer la perception même des choses. Quoi qu’il en soit, il convient de garder un certain sens de
l’humour (Romilly 1988, p. 119) :

Plutarque cite le mot d’un adversaire de Périclès à qui l’on demandait qui, de lui
ou de Périclès, était le plus fort à la lutte; sa réponse fut: Quand je l’ai terrassé à la lutte, il soutient qu’il n’est pas tombé, et il l’emporte en persuadant tous les assistants (Périclès, 8)

On notera que Périclès vaincu adresse son discours persuasif au public, et non pas à son vainqueur, qui le maintient solidement au sol. La situation argumentative est bien tripolaire.
Cette discussion est évidemment fascinante, mais elle ne doit pas faire négliger le fait que la rhétorique ancienne comporte, outre cette philosophie incertaine de la mécanique humaine, une orientation vers l’observation du fonctionnement discursif des émotions.

La question de l’impact de l’émotion sur le jugement n’est autre que celle des relations entre preuves objectales et pressions du pathos et de l’éthos. Alors que les arguments logiques agissent sur la représentation, le pathos emporte la volonté (à la limite contre les
représentations, voir plus loin), c’est ce qui en fait au fond quelque chose de sacré, un peu
surhumain, un peu démoniaque.

On voit que cette architecture des “preuves” et de leur action est totalement dépendante d’une théorie classique du fonctionnement de l’esprit humain, qui oppose raison et émotion, entendement et volonté, contemplation et action (et, en conséquence, persuader et convaincre). (voir Chapitre 4 et Transition).

1.3 Choc émotionnel appelé à suppléer la faiblesse de l’argumentation

Phryné devant l’aréopage.
Tableau de Jean-Léon Gérôme exposé au Salon de 1861. Hambourg, Kunsthalle. la peinture est conservée à la Kunsthalle de Hambourg en Allemagne. (Wikipedia)

***

Oscar Pistorius removes prosthetic legs to walk at sentence hearing
Lawyer says he wants to show athlete is vulnerable and not a ‘strong ambitious man winning gole medals”

Oskar Pistorius, the South African Paralympic and Olympic athlete, removed the prostheses he uses for walking and running in court on Wednesday in an effort to avoid a heavy jail sentence for killing his girlfriend with four shots from a 9mm fired through a closed door [The Guardian]

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2. FALLACIES AD PASSIONES

L’étiquette ad passiones n’appartient pas à la théorie rhétorique de l’argumentation, qui considère les émotions comme un moyen de preuve ou de pression particulièrement efficace pour produire la persuasion. Cette étiquette relève de la théorie standard des fallacies, qui considère les affects comme les polluants majeurs du discours rationnel.

Pour être valide, le discours argumentatif doit se purger des passions, qui composent une famille de fallacies, les sophismes ad passiones (ang. affective fallacies). Ces sophismes doivent être identifiés et éliminés. Tout recours au pathos, composante essentielle de l’argumentation rhétorique, est, en conséquence, banni: la preuve rhétorique devient fallacie argumentative.

La théorie des fallacies est la réponse du berger logique à la bergère rhétorique, qui affirmait la priorité des émotions dans les discours socio-politique et judicaire. C’est un point d’articulation et d’opposition essentiel de l’argumentation rhétorique à l’argumentation logico-épistémique.

1. Arguments ad passiones

Il y a argumentum ad passiones, appel aux émotions, aussi bien à des émotions négatives comme la peur, la haine qu’à des émotions positives comme l’enthousiasme, toutes les fois que l’analyste considère que “l’émotion se substitue au raisonnement”. Cette classe de sophismes passionnels est une création moderne, elle ne figure pas dans la liste aristotélicienne, V. Fallacieux 3. La Logick de Watts (1725) la mentionne:

Pour conclure, j’ajoute que lorsqu’un argument est tiré d’un thème [topic] susceptible de rallier à l’orateur les inclinations et les passions des auditeurs plutôt que de convaincre leur jugement, c’est un argumentum ad passiones, un appel aux passions [address to the passions] ; et, si cela se passe en public, c’est un appel au peuple [an appeal to the people] » (Watts, Logick, 1725 ; cité in Hamblin 1970, p. 164).

Il s’ensuit que, dans une situation argumentative, l’émotion, qui est une fallacie, sera toujours l’émotion de l’autre : “Moi, je raisonne ; vous, vous vous énervez”. C’est une stratégie extrêmement fréquente, particulièrement dans la polémique sur des thèmes scientifiques et politiques (Doury 2000) ; l’accusation d’émotion sert à un participant à réfuter-récuser son adversaire. C’est un cas exemplaire d’argument ad fallaciam, V. Fallacieux (2) ; Évaluation.

La forme d’étiquette “argument ad + nom latin d’une émotion” est largement utilisée à l’époque moderne pour désigner des “fallacies d’émotion”, et on retrouve encore des traces de cet usage. On le constate sur la liste d’arguments fallacieux en ad proposée par Hamblin, où la majorité des termes font clairement référence aux affects. Nous avons laissé le terme anglais traduisant le latin :

L’argumentum ad hominem, l’arg. ad verecundiam, l’arg. ad misericordiam, et les argumenta ad ignorantiam, populum, baculum, passiones, superstitionem, imaginationem, invidiam (envie [envy]), crumenam (porte-monnaie [purse]), quietem (tranquillité, conservatisme [repose, conservatism]), metum (peur [fear]), fidem (foi [ faith]), socordiam (stupidité [weak-mindedess]), superbiam (fierté [pride]), odium (haine [hatred]), amicitiam (amitié [friendship]), ludicrum (théâtralisme [dramatics]), captandum vulgus (jouer pour la galerie [playing to the gallery]), fulmen (tonnerre [thunderbolt]), vertiginem (vertige [dizziness]) and a carcere (prison [from prison]). On a envie d’ajouter ad nauseam — mais cela aussi a déjà été dit. (Hamblin, 1970, p. 41).

Cette liste ne contient pas uniquement des arguments émotionnels : par exemple, l’appel à l’ignorance (ad ignorantiam) est un argument de nature épistémique, non pas émotionnelle ; d’autres désignent des formes diverses d’appel à la subjectivité. Mais la plupart des formes mentionnées qui font intervenir des intérêts ou mettent en jeu la personne ont un contenu émotionnel évident, même si les manœuvres argumentatives désignées par ces différentes étiquettes sont parfois peu claires et les définitions proposées rares et elliptiques ; en outre, le sens de l’expression en contexte semble parfois très éloigné du sens de l’expression latine.

On parle de “argument ad + (nom d’émotion)”, mais pour inspirer la confiance ou émouvoir, la meilleure stratégie n’est pas forcément de se borner à dire qu’on est une personne de confiance ou qu’on est ému, il est bien préférable de structurer émotionnellement son dire et d’agir simultanément sur d’autres registres sémiotiques non verbaux. La notion d’argument évoque sinon une forme propositionnelle, du moins un segment de discours bien délimité ; étant donné que l’émotion a tendance à diffuser sur tout le discours, il sera souvent plus clair de parler d’appel à telle ou telle émotion, plutôt que “d’argument + (nom d’émotion)”, par exemple d’appel à la pitié plutôt que d’argument de la pitié

Globalement, on trouve dans la littérature une douzaine de fallacies faisant appel aux émotions, principalement des fallacies en ad :

— La peur, désignée soit directement, ad metum, soit métonymiquement par l’instrument de la menace, ad baculum, a carcere, ad fulmen, ad crumenam
— L
a crainte, la crainte respectueuse, ad reverentiam
— L’affection, l’amour, l’amitié, ad amicitiam
— La joie, la gaîté, le rire, ad captandum vulgus, ad ludicrum, ad ridiculum
— La fierté, la vanité, l’orgueil, ad superbiam
— Le calme, la paresse, la tranquillité, ad quietem
— L’envie, ad invidiam)
— Le “sentiment populaire”, ad populum
— L’indignation, la colère, la haine, ad odium ; ad personam
— La modestie, ad verecundiam
— La pitié, ad misericordiam.

Comme l’autorise l’étiquette générique ad passiones, la liste de fallacies d’émotion doit être élargie à toutes les émotions, confiance (/crainte), mépris, honte, chagrin, l’enthousiasme

On remarquera que cette liste mêle aux émotions de base des vices (orgueil, envie, haine, paresse) et des vertus (pitié, modestie, amitié), c’est-à-dire des états émotionnels évalués négativement / positivement.

Si on rapproche la liste d’émotions énumérées comme composantes du pathos et la liste d’émotions stigmatisées comme fallacies, on constate qu’elles se recoupent largement : Les preuves passionnelles de la rhétorique sont devenues sophismes ad passiones de la théorie critique moderne de l’argumentation.

On peut ainsi opposer rhétorique et argumentation sur la base de leur relation aux affects. S’il existe un concept d’argument défini dans la rhétorique (inventio), il existe également un concept d’argument défini contre la rhétorique. La rhétorique est orientée vers la production du discours, tandis que l’argumentation est orientée vers sa réception critique. Confrontée à une action rhétorique par nature agressive, l’argumentation critique est défensive.

2. Ad passiones revisité : quatre arguments fondés sur l’émotion
Ad hominem, ad baculum, ad populum, ad ignorantiam (Walton)

Toutes les émotions peuvent intervenir dans la parole argumentative ordinaire, mais toutes n’ont pas reçu la même attention. Les réflexions principales tournent autour des quatre fallacies en ad, le rôle de l’affect n’étant pas le même dans ces différentes formes (voir ces entrées), le cas le plus clairement émotionnel étant celui de la pitié.

Les arguments sur la personne, ad hominem et attaque personnelle
— La mise en contradiction ad hominem montre l’inconsistance d’une position, et jette ainsi l’adversaire dans l’embarras.
—Par une attaque personnelle le locuteur structure l’échange argumentatif autour d’émotions de l’ordre du mépris de la colère ou même de haine.

L’argumentation dite par la force (ad baculum) joue sur la peur, la crainte, éventuellement respectueuse. Les émotions négatives provoquées par les menaces s’opposent aux émotions positives comme l’espoir produit par la promesse de récompense.

L’appel aux sentiments populaires ad populumporte sur une gamme complexe de mouvements émotionnels positifs ou négatifs que, dans un mouvement de distanciation, on attribue aux autres, au peuple / aux gens / à la populace : amuse le publicle public, on l’enthousiasme, lui fait plaisir, honte, on fait appel à sa fierté, à sa vanité, on l’incite à la haine, etc.,

L’appel à la pitié (ad misericordiam) peut servir d’exemple fondamental de construction argumentative de l’émotion. Ce discours donne en effet à sa cible des bonnes raisons qui doivent précisément produire en lui un mouvement de pitié, un authentique épisode émotionnel se terminant par une action en sa faveur.

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3. RATIONALITÉ ALEXITHYMIQUE ?

 

La “théorie standard” des fallacies considère que les émotions disloquent le discours et font obstacle à l’acquisition de la vérité et à l’action rationnelle qui en découle (voir supra). Mais la psychologie contemporaine des émotions voit les choses de façon plus complexe. Les psychologues ont défini l’alexithymie ou anémotivité (Cosnier 1994, p. 139) comme un trouble du discours. Le mot est composé de a-lexis-thymos, “manque de mots pour l’émotion”, et s’applique à un langage d’où est bannie toute expression des sentiments :

Alexithymie : terme proposé par Sifneos pour désigner des patients prédisposés à des atteintes psychosomatiques et caractérisés par : 1) l’incapacité à exprimer verbalement ses affects ; 2) la pauvreté de la vie imaginaire ; 3) la tendance à recourir à l’action ; 4) la tendance à s’attacher à l’aspect matériel et objectif des événements, des situations et des relations. (Cosnier 1994, p. 160)

Le discours sans émotion est réduit à l’expression de la pensée opératoire qui est un « mode de fonctionnement mental organisé sur les aspects purement factuels de la vie quotidienne. Les discours qui permettent de la repérer sont empreints d’objectivité et ignorent toute fantaisie, expression émotionnelle ou évaluation subjective » (ibid., p. 141). Par d’autres voies, le refoulement du névrosé peut conduire au même résultat.

Dans une perspective neurobiologique, Damasio s’oppose à ceux qui pensent qu’il est possible de représenter le traitement « [des problèmes auxquels] chacun de nous est confronté presque tous les jours » par une théorie du « raisonnement pur », en laissant de côté les émotions. Le problème est que cette théorie du pur calcul rationnel excluant l’émotion ressemble plus à la façon dont les personnes atteintes de lésions préfrontales procèdent pour prendre une décision qu’à celle des individus normaux » (1994/2001, p. 236 ; p. 238).

L’exclusion de la subjectivité et de l’émotion transformerait l’argumentation en une pratique opératoire alexithymique. Si l’argumentation veut réellement dire quelque chose sur le traitement langagier des problèmes quotidiens, elle ne peut prendre pour idéal un discours en tout point semblable à celui du névrosé ou du grand traumatisé frontal. Le traitement de la question du destin des émotions à travers leur contrôle individuel, interactionnel, social, institutionnel nécessite la mise en place de problématiques autrement complexes que celle d’une simple censure a priori.

Cette opposition radicale raison / émotion fonde dans une série d’oppositions qui constitue un mécanisme réflexe de la pensée et de la parole:

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4. RÉCEPTION ET COMMUNICATION DE L’ÉMOTION

PRÉNERON – LAMBERT-KUGLER (*)
Troubles du langage et compréhension-production d’un récit d’émotion

Christiane Préneron et Marie Lambert-Kugler, 2010. Illustrations d’une approche linguistique des troubles du langage oral et de la communication chez l’enfantEnfances & Psy, 2010, 47, p. 95-106

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5. ANNEXE — LA NOUVELLE RHÉTORIQUE: L’ÉMOTION,
SUPPLÉMENT PERMETTANT DE PASSER DE LA PAROLE À L’ACTION?

 

Le domaine de l’argumentation comme critique des fallacies se construit sur le rejet des preuves que la rhétorique considère comme les plus fortes, les preuves éthotiques et pathémiques. Cette argumentation sans émotion et sans sujet correspond à une théorie classique et populaire du fonctionnement de l’esprit humain, qui oppose la raison à l’émotion, l’entendement à la volonté, la contemplation et l’action, dont le passage suivant est une synthèse :

Jusqu’ici nous avons traité des preuves de la vérité, qui contraint l’entendement qui les connaît ; et pour cela, elles sont efficaces pour persuader les hommes habitués à suivre la raison ; mais elles sont incapables d’obliger la volonté à les suivre, puisque, comme Médée, selon Ovide, “ je voyais et j’approuvais le meilleur, mais je faisais le pire”. Cela provient du mauvais usage des passions de l’âme, et c’est pour cela que nous devons en traiter, en tant qu’elles produisent la persuasion, et cela à la manière populaire [popularmente], et non pas avec toute cette subtilité possible si on en traitait philosophiquement.
Mayans y Siscar 1786, p. 144

La question de l’action est un souci pour les théories de l’argumentation. Elle trouve une solution simple en répercutant la dissociation “raison / passion” sur la paire “conviction / action”. Au milieu du XXe siècle, les psychologues Fraisse & Piaget considéraient que l’émotion correspond à un trouble de comportement entraînant une « diminution du niveau de performance » (1968, p. 98) :

On se met en colère quand on substitue paroles et gestes violents aux efforts pour trouver une solution aux difficultés qui se présentent (résoudre un conflit, tourner un obstacle). Mais une réaction émotive comme la colère a une organisation et des traits communs que l’on retrouve de colère en colère. Elle est aussi une réponse adaptée à la situation (frapper sur un objet ou une personne qui vous résiste), mais le niveau de cette réponse est inférieur à ce qu’il devrait être, compte tenu des normes d’une culture donnée. (Ibid.)

L’émotion déclenche des comportements de mauvaise qualité, donc des raisonnements de mauvaise qualité. Dans l’interaction l’émotion serait forcément manipulatrice : le candidat ou la candidate pleurent pour faire oublier leurs lacunes, reformatant ainsi magiquement la situation d’examen en une situation plus humaine.
On est ainsi conduit à un paradoxe. D’une part, conformément au sens étymologique du mot : émouvoir, c’est ex-movere, mettre “hors de soi”, “en mouvement”, l’émotion détermine la volonté et permet le passage à l’action, V. Pathos 1 ; Persuasion §3. Mais d’autre part, elle détériore l’action qu’elle provoque.

Perelman & Olbrechts-Tyteca partagent cette vision des émotions comme obstacles à la raison, incompatibles avec une argumentation solide. Pourtant, ils conservent la fonction motivationnelle de l’émotion afin de lier le discours argumentatif à l’action. La solution proposée par la Nouvelle rhétorique est de mettre hors champ les émotions en leur substituant les valeurs :

Notons que les passions, en tant qu’obstacles, ne doivent pas être confondues avec les passions qui servent d’appui à une argumentation positive, et qui seront d’habitude qualifiées à l’aide d’un terme moins péjoratif, tel que valeur par exemple. (Perelman [1958], Olbrechts-Tyteca, p. 630 ; nous soulignons)

Cette habile dissociation, permet de se débarrasse des émotions en tant que telles, qui restent péjorativement marquées comme des obstacles à la lumière de la raison ou de la foi, tout en conservant leur potentiel dynamique, transféré aux valeurs. Dès lors, par définition, on argumente sans s’émouvoir, et l’effet de l’argumentation se développe au-delà de la persuasion mentale pour devenir un déterminant de l’action (id., p. 45).

 

Pathos, « Preuve » par l’émotion

LE PATHOS, OU LA PREUVE PAR L’ÉMOTION

Ce module rappelle l’importance du concept rhétorique de pathos, qui fonde le premier traitement systématique de l’émotion en discours.

Dans la tradition de la Rhétorique d’Aristote, le pathos est constitué d’un ensemble de couples d’émotions opposées. Cette structuration inscrit de façon décisive l’analyse des émotions rhétoriques dans une structure Discours/ Contre-discours: si l’un met en colère, l’autre calme; si l’un en appelle à l’indignation, l’autre en appelle à la pitié.

Les traditions grecque et latine proposent  également des listes d’émotions rhétoriques que l’on peut rapprocher des passions élémentaires ou complexes des philosophes, comme des émotions de base des psychologues.

1. LOGOS, PATHOS, ÉTHOS :
PRIMAT DE L’ÉTHOS et du PATHOS

Logos, Pathos, Éthos 
Les théories logico-normatives de l’argumentationtren focalisent sur les objets du débat:
définition et catégorisation (arguments a pari, a contrario, etc); sur les relations causales, logiques ou analogiques qui lient les objets en discours; sur leurs environnements matériels et les indices circonstanciels.
Les théories rhétoriques de l’argumentation enchâssent en outre les objets dans leurs contextes interpersonnels et émotionnels (*)-. La théorie classique considère que la gestion
stratégique des émotions est essentielle dans l’orientation globale du discours vers la
persuasion et l’action.
(*) La rhétorique introduit le fait de juger dans les critères du jugement

Dans son application aux discours sociaux, la rhétorique est en effet une technique du discours visant à déclencher une action: faire penser, faire dire, faire éprouver et, finalement, faire faire.
C’est l’action accomplie qui fournit l’ultime critère de la persuasion réussie, qu’on réduirait indûment à un simple état mental, à une “adhésion de l’esprit” (Perelman & Olbrechts Tyteca). On ne peut pas dire que le juge rhétorique a été persuadé s’il ne se prononce pas en faveur de la partie qui l’a convaincu.2

Preuves rhétoriques
Pour atteindre ces buts – non seulement faire croire, mais aussi orienter la volonté et déterminer l’action – la technique rhétorique exploite trois types de moyens ou d’instruments, qu’on appelle parfois “preuves” (pistis). Le catéchisme rhétorique3 nous apprend ainsi que la persuasion complète est obtenue par la conjonction de trois opérations discursives: le discours doit enseigner, plaire, toucher (docere, delectare, movere). Il doit

1 L’argumentation a pari transfère à une espèce d’un genre ce qui est dit d’une autre espèce du même genre ; selon l’argumention a contrario, si quelque chose est affirmé des êtres appartenant à une certaine catégorie, le contraire est affirmé des êtres n’appartenant pas à cette catégorie.
2 Réponse attribuée à un parlementaire de la Troisième République, s’adressant à quelqu’un qui avait entrepris de le convaincre: “Vous pouvez tout à fait changer mon opinion, mais vous ne changerez pas mon vote”. Cette réponse exprime bien cette différence entre les déterminants de la représentation et ceux de l’acte.
3 Il y aurait beaucoup à dire sur la mise en ritournelle des concepts rhétoriques, et sur l’obstacle épistémologique que constitue l’effet d’évidence ainsi obtenu à bon marché.

d’abord enseigner par le logos, c’est-à-dire informer (raconter, narrer) et argumenter; cet enseignement emprunte la voie intellectuelle vers la persuasion, celle que tracent les preuves objectives.
Mais information et argumentation sont, d’une part, menacées par l’ennui, et d’autre part, ne suffisent pas à déclencher le passage à l’acte; il ne suffit pas de voir ce qu’il faut faire, il faut encore vouloir le faire, et s’y mettre. D’où la nécessité de fournir aux auditeurs des indices périphériques de vérité: ce sera la fonction des preuves liées à l’éthos (“aie confiance…”) et des stimuli émotionnels quasi physiques, qui constituent le pathos.
Tels sont en gros les termes dans lesquels la rhétorique s’auto-représente. Philosophes et psychologues auraient beaucoup à dire sur la théorie de l’esprit et de l’action sur laquelle s’appuie cette description.

Par opposition aux preuves dites “logiques (preuves objectales), on parle parfois de preuves subjectives pour désigner les moyens de pression et d’orientation éthotiques4 et pathétiques.
Seules les preuves logiques méritent ce nom de preuve, car, d’une part, elles seules répondent à la condition de propositionalité (elles s’appuient sur dans des propositions  examinable indépendamment de la conclusion qu’elles soutiennent).
D’autre part, elles traitent centralement du problème, alors qu’éthos et pathos sont des approches périphériques de la question.

 

3. LE PATHOS, UN FAISCEAU D’ÉMOTIONS

Les psychologues proposent différentes listes d’émotions de base, qui tournent autour de la joie, la tristesse, la peur, la colère, la surprise et le dégoût. En ce sens le premier d’entre eux, Aristote distingue dans l’Ethique à Nicomaque une douzaine d’émotions:

j’entends par états affectifs, l’appétit, la colère, la crainte, l’audace, l’envie, la joie, l’amitié, la haine, le regret de ce qui a plu, la jalousie, la pitié, bref toutes les inclinations accompagnées de plaisir et de peine.
(Eth. Nic. II, 4; trad. Tricot, p. 101).

Cette définition est typiquement aristotélicienne: l’émotion est définie d’abord en extension par une liste d’émotions typiques, puis, en intension, par son genre (inclination) et sa différence (accompagnée de plaisir et de peine).

Dans la Rhétorique, Aristote oppose entre elles une douzaine “d’émotions de base”, présentées sous forme de couples d’opposées, à l’exception de l’obligeance:

colère /calme
amitié / haine
peur / confiance
honte / impudence
obligeance
pitié /indignation
envie /émulation

À la différence de la précédente, cette liste ne mentionne pas la joie et le regret. D’autres émotions comme le chagrin, la fierté, l’amour, la nostalgie… ne figurent pas non plus dans la liste:

Aristotle neglects, as not relevant for his purpose, a number of emotions that a more general, independently conceived treatment of the emotions would presumably give prominence to. Thus, grief, pride (of family, ownership, accomplishment), (erotic) love, joy, and yearning for an absent or loved one (Greek pothos) … The same is true even for regret, which one would think would be of special importance for an ancient orator to know about, especially in judicial contexts» (Cooper 1996, p. 251).

Il semble difficile de trouver des émotions qui n’aient pas d’impact direct sur le discours public, peut-être la tristesse? On pourrait tenter de distinguer les émotions politiques
des émotions judiciaires. La honte semble réservée à l’adversaire politique ou à l’accusé, ou aux citoyens qui ont mal agi; on imagine mal faire honte au juge, ce serait insulter le tribunal

Les théoriciens latins proposent des listes ouvertes de même inspiration:

les sentiments qu’il nous importe le plus de faire naître dans l’âme des juges, ou de nos auditeurs quels qu’ils soient, sont l’affection, la haine, la colère, l’envie, la pitié, l’espérance, la joie, la crainte, le mécontentement. (Cicéron, De Or., II, 206; trad. Courbaud, p. 91)

Quintilien abrège un peu la liste:

le pathos tourne presque tout entier autour de la colère, la haine, la crainte, l’envie, la pitié. (Inst. Or., VI, 2, 20; trad. Cousin, p. 28-9).

La liste de Cicéron comprend cinq émotions négatives (colère, haine, crainte, mécontentement, envie) et quatre émotions positives (espérance, affection, pitié, joie). La
honte et l’obligeance aristotéliciennes n’ont pas de correspondant direct chez Cicéron;
réciproquement, les émotions positives affection et joie de Cicéron n’ont pas de
correspondant évident dans la liste aristotélicienne. On pourrait admettre que les émotions
négatives représentent le couple émotion positive/négative: (colère/calme = colère;
haine/amitié = haine; indignation/pitié = indignation; envie/émulation = envie). Quoi qu’il en
soit, les divergences ne semblent pas très significatives.

Ce qui en revanche pourrait bien l’être, c’est la différence d’approche entre une approche
atomiste, réifiée, des émotions, qui s’exprime sous forme de listes d’items émotionnels d’une part, et d’autre part une approche controversiale, langagière, de l’émotion, où des discours opposés construisent des positions et des émotions antagonistes.

 

4. ÉTHOS ET PATHOS, DEUX TYPES D’AFFECTS?

La présentation trinitaire “éthos, logos, pathos” sépare chacune de ces composantes, en particulier éthos et pathos.

Dimensions de l’opposition éthos / pathos
Le tableau suivant récapitule les principales dimensions selon lesquelles la rhétorique oppose éthos et pathos. Plusieurs de ces oppositions sont discutables.

Éthos et pathos, deux types de sentiments

Quintilien comprend pathos et éthos comme deux types de sentiments.

Le [pathos] et [l’ethos] participent parfois de la même nature, sauf qu’il y a entre eux une différence de degré, le premier en plus, le second en moins ; l’amour par exemple est un pathos, l’affection un ethos » (I. O., VI, 2, 12 ; p. 26).

Or les sentiments, comme nous le savons selon l’antique tradition, se répartissent en deux classes : l’une est appelée par les Grecs pathos, terme que nous traduisons exactement et correctement par adfectus, l’autre, éthos, terme pour lequel, du moins à mon avis, le latin n’a pas d’équivalent : il est rendu par mores et, de là vient que la section de la philosophie nommée [éthique] a été dite moralis.
[…] Des écrivains plus prudents ont préféré exprimer l’idée plutôt que de traduire le mot en latin. Par conséquent, ils ont rendu ceux–ci par “émotions vives” et ceux-là par “émotions calmes et mesurées” : dans une catégorie, il s’agit d’un mouvement violent, dans l’autre doux; enfin, les premières commandent, les dernières persuadent; les unes prévalent pour provoquer un trouble, les autres pour incliner à la bienveillance.
Certains ajoutent que [l’éthos] est un état continu, le [pathos] un état momentané. » (Quintilien, I. O., VI, 2, 8-10 ; p. 25)

Ces citations sont très suggestives, dans la mesure où elles rappellent la relation humeur / émotion, qui s’opposent selon les dimensions suivantes:

— L’émotion est un éprouvé plus intense que l’humeur (« degré » de Quintilien)
— L’épisode émotionnel courant (petites émotions) est d’une durée relativement brève.
— L’émotion surgit en liaison avec un événement disruptif, alors que l’humeur a une origine interne indéterminée, qui la rattache à la famille des dispositions.
— Il s’ensuit que l’humeur est plus diffuse que l’émotion
— La conscience de l’émotion est attachée à l’émotion, la l’humeur est liée au caractère de l’expérienceur.

 

5. LA CONSTRUCTION RHÉTORIQUE DES ÉMOTIONS
LA MÉTHODE ARISTOTÉLICIENNE

Ces listes donnent une impression de familiarité qui paraîtra suspecte au philologue: la honte, la colère grecques sont-elles encore les nôtres? Quoi qu’il en soit de ce point, il est indéniable que le pathos est bien un complexe discursif, un trajet discursif où se construisent des émotions clés. Ce point étant posé, il faut voir que la Rhétorique n’est pas un ouvrage de psychologie sur les émotions de base et universelles, mais bien un traité sur ce que le discours peut faire avec les émotions: la parole ne peut pas faire tonner, mais elle peut faire peur.

Le Livre II de la Rhétorique définit les émotions à partir de scénarios types, activables par l’orateur. Les notes suivantes ne prétendent pas épuiser les complexités du texte aristotélicien, mais elles peuvent donner une idée des stratégies discursives de formatage des situations par lesquelles le locuteur est capable de produire de l’émotion, en la nommant ou sans la nommer.

 Colère
La colère de A contre B peut se décrire comme suit:

B méprise A injustement; il le brime, il l’outrage, il se moque de lui, il fait obstacle à ses désirs, et il y prend plaisir.
A souffre.
A cherche à se venger en faisant du tort à B.
A fantasme cette vengeance et en jouit.

Selon cette description, la colère n’est pas définie isolément, comme une réponse brute à la piqûre d’un stimulus. Elle apparaît comme la résultante d’un script émotionnel, où entrent d’autres émotions, comme l’humiliation ou le mépris.
Il s’ensuit que, pour mettre A en colère contre B, il faut construire un discours montrant à A que B le méprise, le brime, l’outrage, etc. Une fois qu’il a été mis en colère sur la base de cette schématisation de la situation, les mécanismes de la vengeance sont supposés se déclencher automatiquement. Je me mets en colère parce que “je vois bien” qu’on est
injuste à mon égard, qu’on me méprise, se moque de moi. En fait, on le voit à travers le jeu des facettes et des composantes cognitives de l’émotion, qui sont construites par le discours.

Peut-on parler ici de manipulation? Il faut d’abord souligner, à la suite de Grize, qu’on ne
saurait parler sans schématiser, c’est-à-dire sans jeter un éclairage, une lumière sur le
monde. En second lieu, si le discours peut mettre en colère, il peut aussi calmer.

Le discours rhétorique est double, non pas duplice: deux positions s’affrontent, incarnées dans deux personnes, tenant deux discours. En conséquence, pour calmer A, on parlera contre celui qui veut le mettre en colère en construisant une schématisation montrant que:
Le comportement de B n’est pas méprisant, moqueur, injurieux, outrageant; ou alors: B plaisantait; il a dû agir ainsi involontairement, ce n’était pas son intention, il ne faut pas voir les choses comme ça; d’ailleurs il se comporte ainsi vis-à-vis de tout le monde, de lui-même; il se repent, il a des remords; il a été puni; c’était il y a longtemps, et la situation a bien changé.
En bref, cette trame discursive est un tissu de topoï dont l’usage permet de calmer la colère.

Notons qu’on calme quelqu’un qui est en colère, mais aussi quelqu’un qui a du chagrin, qui fait une crise de honte ou de désespoir; calmer, c’est aussi consoler (von Moos 1971).

Faire honte / combattre, braver la honte
Le scénario de la honte est le suivant:

A a agi sous l’emprise d’un vice, il a commis des choses que sa communauté n’accepte pas: il s’est conduit comme un lâche, il n’a pas rempli ses engagements, il a commis une injustice, il a fait les poches d’un mort, il a copulé dans des lieux et avec des personnes inappropriés, il s’est enivré et il a vomi devant ses subordonnés; il s’est montré vantard, flagorneur; il s’est montré faible et a accepté son humiliation
B est au courant, il a tout vu.
B est une personne importante, de référence pour A; A admire, aime B.
A souffre parce qu’il fantasme (ou il vit) la perte de sa réputation devant B: «la honte est dans les yeux» (Rhét.,1384a35; trad. Chiron, p. 300).

Symétriquement, on rassérénera (calmera) le honteux en lui montrant que maintenant
personne n’a rien à faire de sa réputation, que sa conduite n’était pas si répréhensible, que personne ne l’a vu, etc.

L’utilité pratique de ces remarques est évidente: Les lieux spécifiques de la honte listés ici donnent les thèmes qui devront être amplifiés dans le discours destiné à faire honte (voir Étude 1).

Gratitude, reconnaissance / Ingratitude

A est obligeant (gentil, serviable…) vis-à-vis de B si A rend gratuitement service à B.
L’obligeance est proche de la charité; c’est un sentiment éminemment politique, puisqu’elle crée ou renforce le lien social, en produisant chez B comme sentiment complémentaire, la reconnaissance, la gratitude, le sentiment d’avoir une dette vis-à-vis de A. En retour,

Réciproquement,

il est possible de détruire l’image de l’obligeance et de peindre les gens sous des dehors désobligeants (Rhét. 1385a35; trad. Chiron, p. 307).

Le cas échéant, on doit pouvoir rompre le sentiment de reconnaissance sans créer pour autant chez B un sentiment de culpabilité, le sentiment d’être un ingrat. Pour cela, on expliquera à B
qu’il a déjà amplement payé sa dette envers A;
— qu’en fait A avait agi dans son propre intérêt, par hasard, parce qu’il était bien obligé.
— que A a agi pour asservir B.
— que B ne doit rien à A; c’est A qui était déjà l’obligé de B et que, par ce prétendu service, il n’a fait que s’acquitter d’une dette ancienne. Tout cela, le discours sait le faire.

Pitié

A a pitié de B s’il voit, près de lui, que B est victime d’un mal qu’il n’a pas mérité et si A a
bien conscience de pouvoir lui-même un jour souffrir du même mal (d’après Rhét. 1385b13; trad. Chiron, p. 309).
En conséquence, pour produire de la pitié en A, B doit montrer qu’il souffre, qu’il ne l’a pas mérité, etc, et amplifier toutes les facettes de sa peine.

Selon cette analyse, la pitié n’est pas un sentiment universel, ceux qui n’ont rien à craindre pour eux-mêmes seraient insensibles à la pitié: conformément à la théorie des caractères, la construction correcte d’une émotion dépend d’une bonne analyse de l’auditoire.

Il faut également que la distance entre A et B soit calibrée correctement: «on n’éprouve plus de pitié quand la chose terrible est proche de soi» (id.): on a pitié d’un enfant qui souffre, on est épouvanté s’il s’agit de sa fille. La proximité est une notion culturelle-anthropologique, accessible au langage (voir chapitre 9, l’importance de la dimension “distance” dans la construction de l’émotion).
Le travail du locuteur est de produire un sentiment de pitié chez A vis-à-vis de B, sachant
que le locuteur peut être B lui-même, qui tente de s’autopersuader, de justifier sa dureté,  son ingratitude.
La fortune littéraire des discours producteurs de pitié est immense.

En résumé

Il ne s’agit pas de faire œuvre de psychologue et de typifier les émotions dans toute leur finesse, ni de romancier, en spécifiant minutieusement les émotions dans leur contexte.
La rhétorique s’attache à construire ou à détruire par le discours une poussée émotionnelle, dans un groupe particulier. Il ne s’agit pas de dire ce que sont la colère ou le calme, mais de voir comment on construit un discours susceptible de mettre en colère ou de calmer. C’est pourquoi le point de vue rhétorique impose d’utiliser non pas des substantifs, comme nous l’avons fait au paragraphe précédent, mais des prédicats d’action pour parler des émotions dans une perspective discursive:

Mettre en colère VS calmer
Faire peur / rassurer
Faire honte / combattre, braver, la honte
Construire de la gratitude / prouver qu’on ne doit rien
Inspirer des sentiments d’amitié / rompre les liens de l’amitié,
Inspirer la colère et la haine / ramener au calme
Faire pitié / pousser à l’indifférence, au mépris et à l’indignation
Susciter de la rivalité, de la jalousie, de l’envie / inspirer un désir
de saine compétition (émulation)

On est entièrement dans le champ de l’action discursive.

Avant-Plan, Arrière-Plan

1. ARRIÈRE-PLAN: DISPOSITION, CARACTÈRE, HUMEUR

L’arrière-plan correspond à l’état psychique de fond de l’expérienceur. Cet état  est défini de manière générale par les dispositions plus ou moins permanentes de l’individu, son tempérament, son caractère. Ces tendances ne se modifient que sur le long terme. Elles se manifestent localement sous forme d’affects.

Contextuellement, cet état dépend également de l’humeur (mood) de l’expérienceur, et de la tension exigée par l’activité en cours.

Certains environnements et activités sont associées par défaut à des états émotionnels préférés ou assignés, que les participants sont plus ou moins tenus d’afficher.
Par exemple, le personnel de cabine d’un avion doit afficher son ouverture, sa bonne humeur et sa tonicité; les personnes assistant à un enterrement doivent manifester un certain degré de tristesse ; la joie est prohibée (Cf. §5).

Une disposition est une sensibilité aux stimuli susceptibles de provoquer l’émotion correspondante. Elle peut être désignée par un dérivé du terme désinant l’émotion qui en est l’incarnation: une personne colérique, coléreuse, irritable est une personne qui a une propension à la colère.

L’existence d’une disposition peut être invoquée dans les discussions et récits d’émotion, la colère (émotion) d’une personne colérique (disposition) est moins surprenante, en un sens moins à prendre au sérieux que celle d’une personne calme (disposition).
Du point de vue langagier, la réalité lexicale à prendre en compte est celle de la famille dérivationnelle sémantiquement homogène ; ainsi, la base {coler-} intervenir comme déterminant de l’état de fond de l’expérienceur dans colérique,  et comme terme d’émotion proprement dit dans faire une colère.

2 AVANT-PLAN ÉMOTIONNEL

Du point de vue dynamique, l’émotion se développe de manière phasique ; un phénomène est dit phasique s’il se développe rapidement et fortement sous l’influence d’un stimulus, puis s’adapte après une brève période d’excitation (d’après M.-W Medical Dictionary, Phasic).

L’émotion se caractérise par son émergence rapide (sous l’effet d’un événement non planifié, imprévu) ; son tonus spécifique (excitation, arousal) ; son instabilité, et sa résorption plus ou moins rapide dans le flux de l’interaction et de l’action en cours.

L’émotion est un phénomène d’avant-plan (phasique), qui se détache sur un arrière-plan (thymique) qui n’est pas l’absence d’émotion, mais d’une part, des tendances émotionnelles plus ou moins latentes qui se combinent avec des modalités de tension attachées au contexte et à l’action en cours.