Axes de recherche

  1. L’histoire de la langue arabe

Mes premiers travaux en phonologie (faits accentuels) et en morphologie (formation des pluriels internes) m’ont fourni des bases utiles pour commencer à apporter ma contribution personnelle aux recherches sur l’histoire et sur l’organisation du lexique de la langue arabe, profondément renouvelées par l’émergence et le développement de la théorie des matrices et des étymons (TME) de Georges Bohas depuis le début des années quatre-vingt-dix. C’est dans ce cadre que j’ai proposé une analyse du lexique olfactif de la langue arabe. Celui-ci, tel qu’il apparaît dans les grands dictionnaires classiques, est un lexique abondant. Mais cette richesse est en trompe-l’œil : en effet, les synonymes sont très nombreux et les nuances de sens, en nombre limité. La théorie des matrices et des étymons fournit un cadre cohérent pour dresser la typologie des radicaux trilitères olfactifs : le lexique fondamental des odeurs est organisé autour d’un nombre restreint d’étymons et dans le cadre de deux ou trois matrices associant des consonnes continues à des labiales, des coronales ou des nasales. Cette analyse permet de constater que le réseau sémantique de l’olfaction est en partie lexicalisé. Pour le reste, la profusion de synonymes pose la question de savoir comment ont été constitués les dictionnaires arabes classiques. Même si les lexicographes sont avares d’informations, il semblerait qu’ils aient compilé les données propres à de nombreux dialectes arabes anciens. C’est en doublant le dépouillement des dictionnaires d’une analyse de grands corpus que j’espère à l’avenir contribuer au développement de la TME.

  1. L’histoire littéraire de l’Arabie aux 6e et 7e siècles de l’ère chrétienne

2.1. Reconstitution et interprétation du système de la métrique arabe ancienne

Les recherches sur la métrique de la poésie arabe ont longtemps consisté en une réinterprétation des principes de la théorie, jugée à tort comme un miroir fidèle de la pratique des poètes. La reconstruction inductive du système de la métrique à l’œuvre dans un corpus constitué des vers et poèmes attribués à cent poètes anciens représentant un total de 38 723 vers à laquelle j’avais procédé dans ma thèse avait permis de constater que nombre de modèles de vers de la théorie classique ne sont pas employés par les poètes et que, à l’inverse, ceux-ci emploient des modèles dont la théorie ne fait pas état. Par ailleurs, bien des variations internes aux modèles de vers sont inusités, bien qu’inventoriées et même illustrées par l’exemple dans les traités de métrique classique. Qui plus est l’opposition vraisemblablement ancienne entre rağaz et qaṣīd, reconnue de longue date, trouva dans mon analyse métrique une justification supplémentaire, et l’idée que le rağaz est un mètre particulièrement souple, laissant une liberté plus grande au poète et, partant, plus propre à l’improvisation, une justification empirique. Enfin, l’examen attentif du corpus m’avait aussi permis de formuler un certain nombre d’hypothèses concernant l’évolution des pratiques métriques dans le temps et dans l’espace, en montrant par là même l’existence d’importantes disparités régionales que le processus d’uniformisation du viie siècle ne fit qu’atténuer.

2.2. Étude du style formulaire de la poésie arabe ancienne

J’avais laissé de côté, au moment de publier ma thèse, le long chapitre que j’avais consacré à l’analyse métrique interne, dans laquelle le style formulaire jouait un rôle très important. C’est à l’analyse de ce procédé que j’ai donc logiquement consacré la seconde partie du mémoire inédit présenté pour l’obtention de l’habilitation à diriger des recherches. J’y ai notamment montré l’importance de l’interaction des formules et des mètres, où paraît se jouer un acte essentiel de la création poétique.

2.3. Histoire et style de la poésie bachique arabe

J’avais consacré la première partie de ce même mémoire inédit aux premiers témoins du développement du genre bachique dans la poésie arabe ancienne, et montré tout ce que les grands poètes bachiques d’époque abbasside, à commencer par Abū Nuwās, doivent aux précurseurs d’al-Ḥīra, chez qui se trouve déjà l’essentiel du lexique, des formules, des images et des thèmes en usage à l’époque classique.

  1. L’histoire de la communauté alaouite de Syrie

C’est à l’occasion de mes deux séjours en Syrie (1993-1998 et 2005-2009) que j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire et à la religion encore largement méconnues de la communauté alaouite, au point d’en faire un sujet de recherche à part entière, et ce sous trois aspects.

3.1. Ethnogenèse (10e-13e siècles)

Mes recherches m’ont permis de reconstituer le processus d’ethnogenèse de la communauté alaouite et de comprendre comment une divergence doctrinale [ou une doctrine marginale] s’était incarnée dans le corps social en délimitant et en définissant, de manière exclusive, une communauté particulière, aujourd’hui forte de deux millions et demi d’individus. J’en ai présenté les premiers résultats dans les deux articles que j’ai publiés dans Arabica et les Mélanges de l’Université Saint-Joseph, qui décrivent un processus en deux temps, diffusion et regroupement. En effet, à une phase de prédication et de diffusion de la doctrine succéda une phase de repli et de regroupement progressif dans une « montagne-refuge », la chaîne côtière qui borde le pourtour oriental du bassin méditerranéen, du nord du Liban au sud de la Turquie, en passant par la Syrie. Ce double processus est à l’évidence lié aux circonstances politiques. La phase de diffusion (xe siècle et début du xie) est contemporaine de « l’âge d’or » du chiisme, l’époque où Fatimides, Hamdanides et Bouwayhides dominaient la région. Quant à la phase de repli (xie -xiiie siècles), elle coïncide avec la fin de cet âge d’or et à la reprise en main sunnite (Seldjoukides, Ayyoubides, Mamelouks), synonyme de persécutions pour tous les groupes musulmans hétérodoxes.

3.2. Littérature poétique et religieuse

C’est l’aspect de mes recherches sur les alaouites qui est la moins avancée. Ayant pu, au cours de mes séjours syriens, collecter un certain nombre de manuscrits (la religion alaouite étant secrète et initiatique, ses textes fondamentaux sont préservés dans des bibliothèques privées et seule une petite partie en a été à ce jour publiée). Deux éditions sont actuellement en préparation : celle du Kitāb al-dastūr (ou Kitāb al-maǧmūʿ), premier manuel d’initiation à la doctrine, dont j’ai découvert qu’il existe deux versions, orrespondant à deux courants issus de divergences doctrinales qui remontent à la fin du Moyen-Âge ; et celle de l’épître d’al-Ḫaṣībī (10e siècle) intitulée Rastbāšiyya, traité fondamental probablement en usage lors de la deuxième phase de l’initiation et dont j’ai pu me procurer deux copies manuscrites.

3.3. Religion savante et croyances populaires

Enfin, la fréquentation assidue des membres de la communauté durant de longues années m’a amené à m’intéresser à la question de la métempsycose, qui joue un rôle fondamental tant dans la religion savante que dans les croyances populaires. J’ai présenté, dans l’article récemment paru à Beyrouth dans l’ouvrage Explorer le temps publié par les Presses de l’Ifpo et de l’Université de Balamand les premiers résultats des enquêtes que j’avais pu mener avant le déclenchement du conflit syrien en 2011, auxquelles j’espère pouvoir un jour donner suite.