Peur à la campagne

« Une si belle fille toute seule à la campagne »

Disputer de l’émotion : Conflit d’attribution d’une émotion à un tiers
Formatage de la situation pour la peur

Le système cognitif est opérant en amont (analyse de la situation) et en aval (gestion de l’émotion)

L’expérience émotionnelle met en jeu une représentation du monde et de la situation, un état psycho-physiologique, une manière d’agir.

Une séquence émotionnée ne contient pas forcément de termes d’émotion.

Elle peut néanmoins contenir des termes qui permettent d’inférer / d’évoquer un contenu émotionnel (à partir desquels on peut inférer…):

Termes ayant une orientation émotionnelle non – à mettre avec les origines, etc.

Certains termes ont une orientation émotionnelle sans être pour autant des termes d’émotion. par exemple, les noms d’événements peuvent avoir une orientation émotionnelle si certaines émotions leur sont associées dans leur stéréotype définitionnel. Les termes positionnables sur l’axe mort/vie ont une orientation émotionnelle euphorique/dysphorique (cf. Ungerer 1997, Plantin 2011: 20 sqq). Mariage a une orientation euphorique, enterrement une orientation dysphorique. Une naissance est un heureux événement, même si elle plonge l’heureuse maman (niveau du stéréotype sémantique) dans la dépression (niveau du vécu). On présente ses condoléances pour un enterrement, et ses félicitations pour un mariage.

 

Formater la situation comme émotionnante

Le cas suivant propose une dispute sur l’émotion hétéro-attribuée à une tierce personne, P. Les positions sont les suivantes.

— Le locuteur A construit la situation dans laquelle se trouve P comme une situation où P devrait avoir peur.
— Le locuteur L affirme non pas que P ne devrait pas avoir peur, mais que P n’a pas peur.

A la différence du récit d’émotion, la dispute sur les émotions met en cause, d’une manière ou d’une autre, l’émotion auto- ou hétéro-attribuée. Autrement dit, on voit apparaître dans ces situations des jeux de bonnes raisons qui justifient ou récusent l’attribution de l’une ou de l’autre des émotions.

La dispute envisagée a deux aspects:

  • P a-t-elle peur ou non?
    Cette dispute ne se différencie pas d’un désaccord sur un fait quelconque, ‘P a-t-elle a ou non les cheveux roux?’
  • P devrait avoir peur.

soit: ‘P devrait avoir peur; a-t-elle peur ?’

Séquence extraite de : Corpus CLAPI, V. Traverso, Conversation familière
 http://clapi.univ-lyon2.fr/feuilleter.php?quel=193&etude=O&locuteur=O&choix_corpus=17

1. Première sous-séquence non ratification de l’émotion 

[…] A       alors P. elle tient l’coup/ à la campagne
L        j’crois (.) ouais/ elle a l’air vach’ment contente [(d’être à la)A                                                                                    [t’y es allée
L        pas encore mais j’l’ai eue au téléphone/ (.) j’vais y aller cette semaine (.)
fin la s’maine qui vient là (1.4) j’vous offre à boire
[…]

 A prend des nouvelles d’une amie commune P:

A         alors P. elle tient l’coup/ à la campagne

L’interrogation de A contient un présupposé ‘P a une vie difficile à la campagne’; l’interrogation sans présupposé serait quelque chose comme ‘elle se plaît à la campagne?’.
L’expression tenir le coup est définie comme

“(Par extension) (Familier) Supporter avec fermeté, voire surmonter, quelque chose de long, pénible, désagréable ou douloureux l(Wiktionnaire, art. coup).

Les trois adjectifs pénible, désagréable et douloureux sont orientés vers la zone émotionnelle du déplaisir. Long renvoie à la durée de ce déplaisir plus qu’à une intensité particulière.

La situation liée à l’émotion est ‘la campagne’, l’expérienceur P, et l’attributeur A. A interroge sur l’énoncé d’émotion présupposé:

A (P, [déplaisir], campagne)

Il s’agit d’une conversation amicale, au cours de laquelle les participants prennent des nouvelles les uns des autres. P est une connaissance commune de A et de L. On peut donc inférer que A s’auto-attribue une émotion de l’ordre de [l’inquiétude]. Cette émotion du locuteur se schématise comme suit:

A (A, [inquiétude], [P à la campagne])

Une suite possible serait rassure-toi, elle va très bien; l’[inquiétude] affichée par A serait alors gérée en tant que telle. Mais tel n’est pas le cas ici: A ne réalisera pas l’accord sur son émotion, en termes psychologiques on dirait que son discours ne produit pas d’empathie. 

L contredit le présupposé de A sur l’émotion de P, comme elle le ferait pour n’importe quel point de vue:

       j’crois (.) ouais/ elle a l’air vach’ment contente [(d’être à la)

Contente est un adjectif d’émotion, situé dans la zone du plaisir, intensifié par l’adverbe vachement. L apporte une réponse qui contredit l’attente manifestée par A:

L (P, contente, campagne)

On a typiquement affaire à une situation argumentative émergente. Dans un troisième tour de parole, A demande à L de justifier son affirmation: comment tu le sais ?

A:        t’y es allée

à laquelle L répond:

         pas encore mais j’l’ai eue au téléphone/ (.) j’vais y aller cette semaine (.)
fin la s`maine qui vient là (1.4) j’vous offre à boire

L donne une justification moins forte que celle que sollicitait A:

A ne ratifie pas la justification fournie par L.

2. Seconde partie de la séquence: formatage progressif

L’argumentation sur l’état émotionnel de P resurgit plus tard dans la même interaction.

A     ((très bas)) (j’suis pleine de poils de chats un peu)
L     tu veux la brosse
A     non::
(0.9)
A     alors elle est seule/ à la campagne/ P
L     euh::
A     ou sa copine l’a rejointe
L     non j’crois pas
A     elle reste [seule
L                    [y avait X [qui y est allé (inaud)
A                                   au fait ça craint la nuit / qu’elle soit toute seule
dans c’te baraque
L     non::
A     oh ben dis ho::\ ((répond àune mimique de Y))
Y     c’est où
A     si les- [si les gens savaient ((rire)) qu’y a une si belle fille
L                [dans la Loire
A     comme ça dans une maison toute seule
(2.0)
L     non ça craint rien
Y     t’as perdu quelque chose
A     j’ai perdu quelque chose (.) mais elle a pas peur d’façon=
L     = non non (.) moi j’vais y aller/ la semaine prochaine enfin
cette semaine quoi
(0.9)
A     ah:: j’ai perdu touche pas à mon pote
(2.4)

A renoue avec le thème de la peur de P au moyen d’un alors. A attribuait précédemment à P du [déplaisir] sur la base du fait d’être à la campagne. Dans cette seconde partie de séquence, il poursuit sa construction de la situation de P de façon à renforcer son orientation vers “P devrait [avoir peur]”.
Il reprend la même ligne argumentative, en enrichissant sa description de la situation de P. En d’autres termes, il construit progressivement la situation de P de façon à ce qu’elle motive de plus en plus clairement son inférence émotionnelle

(i) P est seule
A     alors elle est seule/ à la campagne/ ou sa copine l’a rejointe

Comme précédemment, A interroge sur un terme orienté négativement
Le TLFi définit seul à l’aide d’expressions négatives

2. a) […] α) Qui n’a pas ou n’a plus de famille, dont personne ne partage la vie quotidienne […] b) Qui souffre d’isolement par manque d’amitié, d’affection, de relations.» (TLFi, art. seul)

• Dans l’acception (α), seul n’est pas un terme d’émotion, c’est un élément de description de situation qui a une orientation émotionnelle négative. L’expression être seul est orientée vers des émotions négatives, comme le montre (b) par rapport à (a):

(a) Il est seul,           mais il est malheureux, mais il en souffre
(b) Il est seul,          mais il n’est pas malheureux, mais il n’en souffre pas

L’expression est compatible avec des évaluations positives il est seul, c’est merveilleux ! (d’après le TLFi). Le discours peut désobéir à la langue.

• Au sens (b), seul est défini par un état émotionnel associé, comme une souffrance, un manque, y compris comme l’opposé d’un terme d’émotion primaire, neg-affection.

(ii) ça craint — c’te baraque

A persévère dans sa stratégie interrogative:

A     au fait et ça craint la nuit/ qu’elle soit toute seule dans c`te baraque
L     non::

A utilise maintenant un énoncé d’émotion ça craint. Dans cet usage, craindre est un verbe psychologique impersonnel, sans mention d’expérienceur spécifique, il est possible de le généraliser à tout expérienceur dans la situation, donc à P.

Sa schématisation de la situation s’étoffe de deux traits orientés négativement la nuit; dans cette baraque.

(iii) La personne: une si belle fille

A     oh ben dis ho::\ ((répond àune mimique de Y))
Y     c’est où
A     si les- [si les gens savaient ((rire)) qu’y a une si belle fille
L                [dans la Loire
A     comme ça dans une maison toute seule

La récapitulation de A justifie le “devoir-avoir peur” de P à partir de la situation de P. On a affaire à une schématisation argumentative de la peur, au sens de Grize (1990: 40):

Personne Situation
  lieu temps manière
une si belle fille dans une maison la nuit toute seule
dans c’te baraque
à la campagne

Figure 6: CONSTRUCTION PROGRESSIVE DE LA SITUATION

Dans cette sous-séquence apparaissent des émotions actuelles associées à l’émotion rapportée. Outre l’émotion corrélative d’inquiétude pour P (cf. supra), A signifie une micro-émotion de l’ordre de l’étonnement, en préface à sa récapitulation:

A         oh ben dis ho::\

Cet étonnement peut s’interpréter interactionnellement comme l’émotion résultante des deux discours:

Discours de A, orienté vers “P devrait avoir peur”
Discours de L affirmant que “P n’a pas peur”

Progression du formatage-peur

Conflit d’attribution de la peur: l’affirmation “P. a peur” n’est pas ratifiée.
Elle est justifiée par une construction progressive de la situation dans laquelle se trouve P.

Personne Situation
une si belle fille lieu temps manière
à la campagne

dans une maison

dans c’te baraque

la nuit seule

toute seule