Parcours de recherche

Thèse :


Aspect, actance et modalité: systématique de l’infinitif anglais
Université Paris IV (Sorbonne), P. Cotte (Dir.), 1999

Ma recherche a commencé par une thèse sur la syntaxe de l’infinitif anglais dans le cadre théorique de la psychomécanique du langage de G. Guillaume. L’objectif était d’améliorer le traitement de la syntaxe dans une théorie connue pour sa faiblesse dans le domaine syntaxique compte tenu de son ancrage en morphosémantique lexicale et grammaticale des marqueurs de langue. Selon cette théorie, la production du discours par les locuteurs mobilise (« actualise ») une coordination « d’actes de représentations » à partir d’invariants enregistrés au niveau des unités lexicales de « langue » convoquées en « discours » : le guillaumisme définit la « langue » comme un savoir-faire représentationnel et combinatoire dont les primitives sont enregistrées par les unités lexicales et grammaticales, seules susceptibles d’être mémorisées entre deux actes de discours ; et le « discours » comme le déploiement du potentiel représentationnel et combinatoire (morphosyntaxique) retenu par ces unités « de langue » en amont des actes de représentation. La syntaxe guillaumienne en tant que compétence mémorisée et exécutable est modélisée par la « théorie de l’incidence », qui schématise la capacité des unités morphologiques à s’interconnecter de manière planifiée et déployer dynamiquement des constructions non préexistantes en elles-mêmes (à l’inverse de l’autonomie syntaxique dans le générativisme chomskyen et très loin des grammaires de constructions, qui ne supposent pas de signifiant lexical phénoménologiquement construit indépendamment de la syntaxe, laquelle stratifie les niveaux de segmentation). Cet ancrage lexical est nécessité par l’idée – aujourd’hui discutable –que seul le lexique est mémorisé en compétence du fait de son caractère manifestement empirique (il est apprenable), alors que la syntaxe est abstraite (et ne peut former une grammaire universelle dans cette théorie naturaliste, vs Chomsky et la grammaire universelle).

La thèse a donc étudié la manière dont l’infinitif, forme lemmatique et « primitive » dans la logique psychomécanique, héberge des principes relationnels dynamiques précurseurs qui expliquent à la fois sa polyvalence constructionnelle et sémantique, et son articulation en système avec des formes plus avancées de profilage de la relation prédicative, en particulier les auxiliaires modaux et les périphrases verbales. Son apport est le suivant : pour l’anglais, il faut renoncer à une « chronogenèse » des modes et temps verbaux (quasiment disparus avec l’effondrement flexionnel des modes, temps et accords personnels durant la période normande) et la remplacer par une « prédicatogenèse », un modèle des niveaux de construction des connexions sujet-verbe à partir de la forme primitive qui en figure le principe et indétermine les paramètres, le relateur to. Ce modèle est maximalement contraint par les données empiriques, il accroît le rôle d’une compétence syntaxique de langue prédictive en regard des agencements observés, il distingue l’anglais d’autres langues romanes ou germaniques en fonction de sa diachronie systémique propre, et il inaugure des propositions syntaxiques innovantes pour la psychomécanique.

De la thèse à la cognématique

Conformément aux principes de cette théorie, la modélisation des systèmes s’est appuyée entre autres sur le repérage d’analogies morphosémantiques de niveau morphémique et submorphémique, et a conduit par « sérendipité » à la mise en évidence d’un vaste répertoire d’éléments formateurs de niveau phonémique et graphémique (comme s-t, i-a, wh-th), munis d’un invariant interprétatif procédural dans le contexte syllabique des grammèmes où ils figurent (th comme opérateur de convocation mémorielle dans tous les grammèmes où il figure et s’oppose à wh– d’invocation non mémorielle) souvent reliées aux propriétés sensorimotrices des phonèmes correspondants. J’ai nommé cognèmes ces opérateurs submorphémiques agglutinés en syllabes formant les grammèmes et montré comment leur invariant procédural, émergeant de leur exécution articulatoire, entrait dans la composition du « signifié de puissance », l’invariant du morphème grammatical en système d’oppositions et de représentations de langue.

Cette trouvaille imprévue pendant la thèse a été exploitée dans la suite : développement de la cognématique en anglais, explicitation des approches antérieures qui repéraient le phénomène de manière ponctuelle sans l’ériger en système ni théorie (Bloomfield, Jespersen, Bolinger, Adamczewski, Danon-Boileau, Viel, Delmas, Cotte…), exploration d’autres langues (germaniques, celtiques, romanes ; basque, japonais, inuktitut, guarani), en particulier l’espagnol : les hispanistes guillaumiens français étaient eux-mêmes engagés sur une voie convergente suite aux travaux de Toussaint sur l’iconicité du signe linguistique et ceux de Molho sur « l’hypothèse du formant » et du groupe Mo.La.Che (Molho, Launay, Chevallier), fondateur de la linguistique (post-guillaumienne) du signifiant, radicalement sémasiologique (mais non incarnée). La cognématique apportait une proposition radicale au questionnement dominant l’hispanisme et la rencontre (à partir de 2008 et sur plusieurs générations de chercheurs) a initié un courant conséquent de travaux conciliant les deux démarches.

De la cognématique à l’énaction

La cognématique a entraîné une inversion de la manière dont je conçois le langage humain. Je ne réduis pas les formes langagières à un appareil formel autonome, ni à un système représentationnel avec des symboles qui encoderaient des figurations abstraites, ni à un système codique réservé à l’encodage-décodage d’évènements mentaux séparés à des fins de communication. En amont de tout cela, je vois dans le langage un processus-activité (energeia : Aristote, Humboldt, Coseriu), une éthologie incarnée proche à l’espèce humaine, qui consiste à faire advenir dans l’interaction intersubjective (vocale et gestuelle, écologiquement située, en prise avec la co-action dans l’environnement matériel) des états mentaux subjectifs conscients d’eux-mêmes (le sens linguistique en tant qu’acte psychologique éprouvé dans l’expérience vécue) : l’idée verbalisée n’est pas prédonnée ni encodée par des formes symboliques, elle est élaborée et transfigurée par des actes signifiants qui s’appuient sur des morphèmes-actes incarnés et interactifs, dont les cognèmes seraient la manifestation la plus basse et en prise avec les profils articulatoires (kinématiques) des segments phonologiques engagés dans la syllabation. Je vois dans la parole humaine une technique incarnée de conceptualisation interactive, co-opérative et spéculative : une discipline vocale qui permet de (se) faire « penser », de faire advenir mutuellement (communication) ou réflexivement (parole intérieure) des états mentaux auto-déterminés par l’auto- et/ou allo-stimulation vocale somatisée (exophasie) ou simulée (endophasie) ; la parole donne à l’humain la liberté de se faire produire et présenter (« énacter ») la conscience de toute cible d’intérêt attentionnel indépendamment des circonstances ambiantes et d’affranchir l’esprit du diktat du signal environnemental, complété par le signal vocal que l’on y introduit et qui s’en distingue. Cette définition m’a amené au cœur du paradigme de l’énaction développé dans les années quatre-vingt par les neurobiologistes chiliens Varela et Maturana dans le sillage de la phénoménologie du corps et de l’esprit de Merleau-Ponty et de la cybernétique, avec les notions d’inscription corporelle de la cognition (« l’énaction », de l’anglais to enact « produire sur la scène théâtrale », lui-même du français en acte), d’émergence du fait cognitif de la connaissance et de l’autonomie dans l’action à partir de processus incarnés bouclés, avec effets d’apprentissage et de prédictions du fait de rétroactions constituantes d’auto-organisation et d’identité en devenir (« l’autopoïèse ») ; avec également une interrogation sur la « distribution des autopoïèses » entre les niveaux collectifs (l’espèce humaine parlante, les groupes humains fédérés par des langues spécifiques, leurs co-évolutions avec l’environnement qu’ils énactent (la « perçaction ») à travers leur manière d’en parler et modifient en fonction des collaborations que les interactions verbales vectorisent) et individuels en leurs diverses extensions spatio-temporelles (la compétence et performance subjective, l’apprentissage, l’improvisation et la contribution participative, l’autonomie, la créativité individuelle, l’expérience simplexe du rapport au complexe, cf. Berthoz), les deux niveaux étant liées par le concept très en vogue « d’interactivité ». Je m’intéresse donc au languaging humain (terme de Maturana) en tant que manifestation spéciale du languaging vivant (animal et végétal), à savoir les modes de coordination bio-éthologiques qui permettent aux individus d’une espèce de faire advenir et progresser ensemble leur Umwelt dans sa dimension matérielle co-évolution espèce-environnement) et immatérielle (manière dont une espèce donnée s’énacte un monde propre qui ne se confond ni avec le monde physique « en soi », intrinsèquement inaccessible, ni avec les signaux qui y circulent, « informationnels » ou non) ; avec, dans le cas du languaging humain, la question de la conscience intentionnelle réflexive du travail de l’umwelt par la parole et son accélération par le discours qui anime l’histoire, la culture, les civilisations, l’hominisation continue. En tant que grammairien et linguiste, je me concentre sur les langues naturelles, que je définis comme des disciplines et techniques éthologiques de conceptualisation, avec leurs degrés de divergence et de convergence (plutôt que d’universalité, concept prématuré encore insaisissable de mon point de vue) à la fois au plan formel (classes de marqueurs, constructions, prosodies …) et sémantique (typologie des actes de représentations qu’elles font advenir : exemple des formats de coordination intersubjective, plus spécifiés en breton et en basque qu’en français). Ce questionnement suppose de revisiter les signifiants et les constructions (au sens des grammaires de constructions) en tant que modèles de (co)-action phonatoires génératrices de « sens » vécu (énacté) à l’occasion d’exécutions en situation d’engagement et de confrontation intra- et extra-subjective, dans le contexte de connaissances, références, contraintes routinières, normatives et culturelles. Je travaille donc sur les morpho-sémantiques grammaticales et lexicales, les constructions dans une perspective chronosyntaxique (Macchi, Auer : online syntax), la néologie, les phraséologies, les protocoles formels qui permettent de « faire sens » dans leur exécution incarnée et interactive (ce qui m’amène à parler de mots-actes en tant qu’épisodes microgénétiques, etc.), et ce en intégrant les théories dont les apports alimentent cette problématiques (énonciation, cognition, théorie des systèmes sociaux, dialogisme, théorie de la relation interlocutive, microgenèse). Les langues et faits de langues étudiés jusqu’ici sont diversifiés et figurent dans ma liste de travaux publiés. Ceci suppose également des excursions transdisciplinaires vers des domaines d’application (expérience pratique, didactique, technique et artistique des langues vocales et signées) et des disciplines manifestement convoquées par l’approche énactive, en particulier sur la question des mondes animaux et humains, où de l’autopoïèse des Umwelts interactifs (où se joue une distinction espèce / environnement au sein même de chaque espèce).

Les défis de l’énaction en linguistique

Pour l’heure, les linguistiques énactives sont confrontées à un défi complexe : sachant que toute théorie linguistique (de l’énonciation et la cognition aux générativismes et grammaires formelles) sont des constructions abstraites de second ordre, plus ou moins centrifuges par rapport au domaine phénoménal empirique de premier ordre où se jouent les interactions verbales situées et où se constitue l’expérience de l’énaction langagière, comment constituer une « linguistique énactive », démarche de second ordre qui intègre de manière robuste ce questionnement paramétré par le premier ? Et comment expliciter l’articulation avec les autres approches, qui dégagent des propriétés langagières en fonction de leur démarche sélective, transductive et modélisatrice ? En particulier, comment les formalismes dégagent-ils des propriétés systémiques détachées des dynamiques de l’interactivité et de l’incarnation ? L’énaction a un double visage (issu des sensibilités divergentes de Maturana et de Varela, la cybernétique et la phénoménologie) : par l’incarnation et l’interactivité, elle s’ancre dans le physicalisme biologique et neuronal ; par l’autopoïèse et la systémique, elle implique l’auto-organisation et la capacité de la dynamique langagière à se dégager et partiellement s’affranchir des conditions matérielles de sa propre émergence. L’énactivisme tel que je le propose en sciences du langage ne se pose en aucun cas en alternative conflictuelle en regard des autres approches ; au contraire, il interroge les conditions de constitution des facettes complémentaires présentées par les démarches en confrontation, et ce en évitant un œcuménisme démagogique.