Règles pour la production de l’émotion — Rhétorique ancienne

RÈGLES POUR LA PRODUCTION DE L’ÉMOTION
LA RHÉTORIQUE ANCIENNE

La rhétorique attache la plus grande importance au pathos, à la construction et à la gestion d’émotions dans l’auditoire. Pour cela, elle a élaboré une technique de production de l’émotion dans la parole publique, qu’il est possible d’étendre à tout discours.

Nous partirons des précieuses indications de Lausberg, qui aborde la question de l’émotion à partir de figures et de règles.
Lausberg, H. (1960/1973): Handbuch der literarischen Rhetorik. Munich, Max Hueber. 2. Auflage.
Lausberg, H. (1963/1971): Elemente der literarischen Rhetorik. Munich, Max Hueber. 4., durchgesehene Auflage.

Le système rhétorique est le plus ancien, et l’un des plus riches, de ces systèmes.
La rhétorique ancienne attache la plus grande importance au pathos, à la construction et à la gestion d’émotions dans l’auditoire. Pour cela, elle a élaboré une technique de production de l’émotion dans la parole publique, qu’il est possible d’étendre à tout discours.

LES FIGURES

Lausberg rassemble sept figures d’émotion (sous la rubrique figure d’affect ([affektische Figuren]; 1960, §808-851). Dans l’architecture de l’exposé, elles viennent comme des «figures d’ornement » et entrent dans le cadre général des «figures en plusieurs mots» (id., §599). Ces figures sont les suivantes:

exclamation (exclamatio)
évidence (evidentia, ou hypotypose, energeia, diatypose)
éthopée (sermocinatio)
prosopopée (fictio personæ)
amplification, répétition (expolitio)
similitude (similitudo)
métabase (aversio)

Lausberg ajoute que tous les topoï peuvent être exploités pour donner naissance à des affects (id., §257.3), idée que nous allons retrouver dans les tableaux suivants.

Cela veut dire que les figures ne sont pas de “vains ornements”, mais qu’elles renvoient aux axes de construction des situations de parole comme émotionnantes ou non émotionnantes.

La métabase correspond à une transformation du format d’interlocution, une des multiples formes d’engagement du locuteur dans sa parole.

La prosopopée est une manière d’impliquer émotionnellement les acteurs du drame (voir plus loin).

L’évidence comme technique de description renvoie à une méthode de construction d’une parole consciente de ne pas être le reflet conditionné de la situation qu’elle exprime.

L’amplification et la répétition sont des instruments de dramatisation du discours.

La similitude une technique au service de la catégorisation émotionnelle.

Cette liste n’est pas exhaustive (voir Chapitre 3, l’éthos comme catégorie stylistique

LES RÈGLES

Lausberg consacre son §247 aux trois voies vers la persuasion: enseigner (docere) par le logos; plaire (delectare) par l’éthos; émouvoir (movere), par le pathos[1]. La situation d’interlocution de référence est l’adresse d’un individu à un groupe, en face à face (monologue d’estrade), sur une question d’intérêt général, appelant une décision.
Le locuteur part d’un événement (malléable jusqu’à la manipulation), s’appuie sur des règles (un savoir faire, les recettes, les trucs du métier) lui permettant d’engendrer l’émotion favorable à sa cause dans son public.

Dans la perspective judiciaire, qui sert de prototype à la rhétorique argumentative classique, la mesure de sa réussite est indirecte, mais elle existe bel et bien: le discours réussit ou échoue selon que l’inculpé est condamné ou relaxé, que la mesure est ou non adoptée.

Dans ce cadre, le pathos est le produit d’une technique reposant sur des règles empiriques, dont l’efficacité a été éprouvée. Ces moyens ne relèvent plus de l’énoncé mais de l’organisation du discours proprement dit, et ils peuvent s’exprimer comme des règles ou des préceptes.

Au-delà des particularités du contexte judiciaire, on peut généraliser: il s’agit de produire de l’émotion dans un groupe lié par des intérêts et divisé par des conflits d’intérêts. Nous formulerons ces règles sous forme de prescriptions :

si vous voulez émotionner votre public, faites ceci!;

Elles pourraient également être présentées comme descriptives:

ceci émotionne les gens”.

Tout ne marche pas toujours pour tous les publics[2], précisément parce que ces publics sont hétérogènes du point de vue de leurs systèmes de valeurs et d’intérêts.
Pour apprécier à leur juste valeur la pertinence de ces observations, il suffit de les rapprocher des pratiques courantes à la télévision.

L’émotion est suscitée par des moyens sémiotiques non linguistiques, (exhibition d’objets et de peintures d’objets) et par des moyens d’ordre linguistique. Dans ce qui suit, ils sont présentés sous la forme de cinq règles.

(1) Règle sur la présentation de personnes en cause, accusés ou accusateurs

Ce n’est pas seulement par des paroles, mais aussi par des acttions déterminées que nous provoquons les larmes ; et c’est de là qu’est venu l’usage de produire les accusés eux-mêmes, en tenue sale et négligée, et, avec eux, leurs enfants et leur père et mère ; quant aux accusateurs, nous les voyons montrer une épée ensanglantée et des os retirés des blessures, et des vêtements tachés de sang, ou présenter leurs plaies à vif, découvrir leurs corps meurtris. Ces moyens ont généralement une force considérable, car ils mettent en quelque sorte l’esprit des assistants en présence des faits.

[…] Le peuple fut transporté de fureur quand il vit, portée en tête du cortège funèbre, la toge prétexte de César toute sanglante. […] C’est ce vêtement tout imbibé de sang qui présenta du crime une image si vive que César semblait, non pas avoir été assassiné, mais l’être dans l’instant même

(1) Règle de présentation d’objets liés aux faits :
Montrez des objets!” (signa).

Les objets à montrer sont liés à l’événement source de l’émotion et capables de contribuer à la production de l’émotion adéquate dans le public pertinent: le poignard de l’assassin, la robe tachée de sang, la cicatrice de la victime. Pris dans le discours ces objets sont sémiotisés, deviennent des signifiants.

Cette dimension de manipulation des objets est très rarement prise en compte dans les discussions sur la rhétorique.

Nicolas-Guy Brenet, Caïus Furius Cressinus – L’Agriculteur romain accusé de magie. 1775-1777. Musée des Beaux-Arts de Lyon.

Pline, Histoire Naturelle. Paris : Dubochet, 1848-1850. Édition d’Émile Littré.
Cité d’après Philippe Remacle, http://remacle.org/bloodwolf/erudits/plineancien/livre18.htm
3. Je ne puis m’empêcher de citer un exemple pris dans l’antiquité, et témoignant qu’on était dans l’usage de porter devant le peuple même des affaires relatives à l’agriculture, et montrant aussi comment se défendaient les hommes de ce temps. C. Furius Crésinus, affranchi, tirant d’un très petit champ des récoltes beaucoup plus abondantes que ses voisins n’en tiraient de champs très considérables, était l’objet d’une grande jalousie; et on l’accusait d’attirer les moissons d’autrui par des maléfices.
4. En conséquence il fut cité par Sp. Albinus, édile curule. Craignant d’être condamné quand les tribus iraient aux suffrages, il vint sur le forum avec tous les instruments rustiques, des gens robustes et, comme dit Pison, bien nourris et bien vêtus, des outils parfaitement faits, de forts hoyaux, des socs pesants, des boeufs bien repus; puis il dit : Voilà, Romains, mes maléfices ; et je ne puis vous montrer ni faire venir sur le forum mes fatigues, mes veilles et mes sueurs. Il fut absous d’un suffrage unanime. En effet, la culture veut du travail et non de la dépense; aussi les anciens ont-ils dit que l’oeil du maître était ce qui fertilisait le mieux un champ.


(2) Règle de représentation non discursive d’objets et d’événements émouvants: “Montrez des peintures!

Ce procédé consiste à

représenter sur un tableau ou sur un rideau la scène du crime dont l’atrocité devait émouvoir profondément le juge (Quintilien, I. O. VI, I, 32)

Quintilien reconnaît l’efficacité de ce procédé mais ne « [l’] approuve pas » car il semble révéler un aveu d’impuissance de la part de l’avocat : « chez un avocat, quelle incapacité oratoire que de juger une image muette plus parlante que sa parole ! »

S’il n’est pas possible, de montrer le drapeau troué de balles, l’arme du crime, ou la tunique sanglante de la victime, représentez ces objets, produisez devant le public et les juges des peintures d’objets ou de scènes émouvantes.

Cette technique était promise à un grand avenir: “Filmez la tache de sang”.

(3) Quatre règles sur la mimesis.

(i) “Décrivez des choses émouvantes!

A défaut de pouvoir présenter des objets ou des images d’objets, l’émotion peut être produite par des moyens cognitifs-linguistiques. Cette règle est essentielle: l’évidence rappelle que la représentation est une figure (Lausberg, §257.3).

Elle se monnaie en une série de figures de temps (chronographie), de lieu (topographie), d’êtres ou de personnes vus de l’extérieur (prosopographie, portrait) ou de l’intérieur (éthopée) (Voir Fontanier, «Figures de pensée par développement», 1827, IV, C; p. 420-432). La règle est donc de représenter l’émotion en situation: des choses émouvantes, des êtres inducteurs d’émotion (le gentil et le méchant), et des gens émus, leurs caractères, leurs paroles, et bien sûr, les manifestations de l’émotion (voir plus loin).

(ii) “Amplifiez ces données émouvantes!

Utilisez «un langage qui tend à exaspérer les faits indignes, cruels, odieux» (Quintilien Inst. Or., 6, 2, 24; trad. Cousin, p. 30). Correspond à cette règle la figure de l’expolitio, figure de la reformulation et du développement; « elle est le principe de l’amplification oratoire » (Fontanier 1827, p. 422).

(iii) “Rendez émouvantes les choses indifférentes!

Au besoin, rendez par exemple effroyables des choses qui ne seraient pas spontanément perçues comme telles par l’interlocuteur. C’est le procédé de la deinosis, principe de dramatisation (qui sera interprété comme de l’exagération par l’opposant):

car, bien que certaines choses paraissent graves en elles-mêmes, telles le parricide, le meurtre, l’empoi­sonnement, il en est d’autres aussi que l’orateur doit faire paraître telles.

(iv) “Trouvez des analogues!” 

La similitude est également mentionnée comme figure d’émotion par Lausberg, mais il ne traite pas spécialement d’émotion dans les paragraphes qui lui sont consacrés (id., §843-847). Nous verrons que la similitude est un topos émotionnel des plus fondamentaux; nous l’avons jointe aux moyens de représentation.

(4) Trois règles sur la présentation directe de l’émotion

(i) “Montrez des personnes émues!

Les règles sur la mimésis (3) portent sur le formatage de situations comme stimuli émotionnants. Les règles sur la présentation directe de l’émotion organisent une autre source d’émotion, celle qui se transmet par cadrage ou empathie, de personne émue à personne émue. Montrez les larmes de la mère de la petite fille violée et assassinée, la joie des vainqueurs, la déception des vaincus… Exhibez des personnes émues, faites-les comparaître, à la caméra ou au tribunal: tout cela provoquera l’alignement émotionnel du public.

(ii) “Montrez-vous ému!

Le locuteur doit se mettre d’abord dans l’état émotionnel qu’il souhaite transmettre, c’est-à-dire un état qui favorise le cadrage empathique de son public. Il doit ressentir-simuler pour stimuler. Il doit produire en lui-même les phantasiai qui soutiendront son émotion:

«quant aux figures qui sont le mieux adaptées pour faire croître l’émotion, elles consistent surtout dans la simulation. Car nous feignons la colère, et la joie, et la crainte, et le chagrin, et l’indignation et le désir, et d’autres sentiments semblables» (Quintilien Inst. Or., IX, 2, 26; trad. Cousin p. 176).

D’où l’usage des figures qui authentifient ou exhibent l’émotion du sujet parlant. C’est un moment essentiel de la construction de l’éthos du locuteur comme personne sincère, émotionnellement accordée à son public. L’usage de l’exclamation, l’interjection, l’interrogation est caractéristique de cette stratégie. Par exemple, d’après Fontanier

toutes les passions, tous les sentimens et tous les vœux de l’âme, la joie, la douleur, la pitié, la tendresse, l’admiration, l’horreur, la haine, l’ironie, la louange, l’optation, l’imprécation, etc., emploient l’Exclamation, et on en trouve partout des exemples» (Fontanier, 1827, p. 370).

De même, l’inter­ruption brusque (aposiopèse) «[traduit] une émotion, une hésitation, une menace» (Petit Robert, cité in Dupriez 1984, art. aposiopèse).

(iii) “Prêtez votre voix aux gens émus

Cette règle opère la synthèse entre “Montrez votre émotion!” et “Montrez leur émotion!”. Le locuteur empathise avec les personnes émues. C’est la figure dite sermocinatio: il s’agit de donner une voix aux pensées des personnes impliquées dans l’affaire, conformément à l’essence de leur caractère. Il s’agit toujours de mettre en scène les émotions telles qu’elles s’expriment à travers les paroles émues prêtées à autrui. Le locuteur peut redire ces paroles, les rapporter ou les inventer, c’est la règle pour l’interview de victimes par exemple.

Le principe de dramatisation vaut également sur cet axe: les choses elles-mêmes s’émeuvent, les pierres elles-peuvent pleurer, donc “Prêtez votre voix aux choses émues”, par la prosopopée (fictio personae), et bien entendu, “Faites parler les morts”.

Ces deux dernières règles sont des techniques de construction d’un éthos ému (voir Chapitre 3).

(5) Règle de reformatage de l’interaction: “Sortez du format!”

C’est ce qu’opère la figure complexe et hétérogène de la métabase (ou aversio, Lausberg 1963/1971 §431-443). La métabase est une figure de bouleversement généralisé (d’émotion) affectant toutes les coordonnées fondamentales de l’interaction en cours:

– la source même de la parole: l’orateur prête sa voix à quelque acteur du drame (voir plus haut);

– le destinataire du discours: il s’adresse à des absents, à un auditoire fictif qu’il apostrophe;

– le format: il met en scène un dialogue avec l’adversaire ou avec le public;

– le thème: il se livre à des digressions.

C’est une règle extrêmement pratiquée (“c’est à vous madame que je voudrais m’adresser maintenant”).

Le tableau suivant récapitule ces règles de production rhétorique de l’émotion. Nous retrouverons cette structure règle/moyens linguistique dans les propositions de Ungerer et de Caffi et Janney (voir plus loin). Les figures citées se bornent à celles qui sont mentionnées par Lausberg ; il y en a bien d’autres (voir Chapitre 3 et 4).


Règles de production rhétorique de l’émotion
et moyens langagiers associés

(1) Règle de présentation des personnes liées aux faits

(2) Règle de présentation d’objets liés aux faits

Montrez des objets!” (signa)

(3) Règle de représentation non discursive d’objets et d’événements émouvants:

Montrez des peintures!

(4) Quatre règles sur la mimesis

Décrivez des choses émouvantes!
Amplifiez ces données émouvantes!
Rendez émouvantes les choses indifférentes!
Trouvez des analogues!” 

(5) Trois règles sur la présentation directe de l’émotion :

Montrez des personnes émues!
Montrez-vous ému!
Prêtez votre voix aux gens émus

(6) Variez les formats de’interlocution: “Sortez du format!”

Prêtez votre voix aux acteurs du drame, aux absents, aux morts”
“Variez vos interlocuteurs; adressez-vous aux absents, aux morts”
“Mettez en scène un dialogue avec l’adversaire, ou le public”


L’intérêt permanent de l’approche rhétorique est qu’elle est d’emblée installée dans l’émotion: il y a des choses émouvantes, des êtres émus, de l’émotion symbolisée et dramatisée. La question n’est pas celle du réel causal de l’émotion (S =>R) mais de ce qu’on fait avec, dans un monde où elle est déjà là. Et cette construction n’est nullement arbitraire, il ne s’agit pas d’un monde où on pourrait émotionner n’importe qui n’importe comment par la seule magie impériale du verbe. En effet, comme toujours en rhétorique argumentative, on a affaire à des constructions d’émo­tions contradictoires; les émotions sont argumentées, contre-argumentées et réorientées: “vous avez tort de vous indigner contre moi, modeste tenancier de bistrot, car je ne suis pas coupable de la mort de votre fils; vous devriez plutôt avoir honte de la mauvaise éducation que vous lui avez donnée, et qui l’a amené à consommer de l’alcool sans modération”. L’émotion est un enjeu argumentatif.

L’approche rhétorique est de type global; elle traite les deux sources d’émotion dans l’acte de communication, le locuteur lui-même et la situation traitée. Les propositions suivantes portent plus spécifiquement sur le formatage de la situation comme émotionnante.