Communication émotive, communication émotionnelle

PAROLE ÉMOTIVE, PAROLE ÉMOTIONNELLE

 

Expression et communication de l’émotion sont obligatoirement liées. D’une façon générale, toute variation différentielle d’un substrat est interprétable comme un état de ce substrat: les fumerolles sont “signes” d’un début d’état éruptif, comme la fièvre est “signe” d’une infection. Ces signes naturels ou indices ne sont pas dits expressifs, dans la mesure où ils ne font pas intervenir une activité intentionnelle, et où ils sont conditionnés absolument par le phénomène dont ils sont une composante. Ils ne sont ni signifiants ni communiqués, ce qui ne les empêche évidemment pas d’être interprétés. Pour qu’il y ait expression il faut qu’il y ait intention de communiquer, donc quelque chose comme un sujet intentionnel pilotant plus ou moins ses actes communicatifs.

Dans l’activité langagière globale les informations intentionnelles se combinent aux informations non intentionnelles; cette constatation est à base de l’opposition entre communication émotive et communication émotionnelle.

Cette distinction a été proposée par Marty (1908) ; Caffi et Janney la présentent comme suit (1994b, p. 348). La communication émotive [emotive] est

The intentional strategic signalling of affective information in speech and writting (e. g. evaluative dispositions, evidential commitments, volitional stances, relational orientations, degrees of emphasis, etc.) in order to influence partner’s interpretation of situations and reach different goals

La communication émotionnelle [emotional] est

a type of spontaneous, unintentional leakage or bursting out of emotion in speech (id.).

Cette distinction renvoie à la discussion sur fonction d’organisation / désorganisation de l’action prêtée à l’émotion. Elle peut être considérée comme une «dégradation» du comportement, une «régression» (Fraisse 1968, V, p. 117):

L’émotion est surtout une puissance désorganisatrice […] c’est cette suppression brusque de tout acte adapté, de toute recherche d’adap­tation, ce désordre, cette diffusion des agitations dans tout l’organisme qui nous paraît un phénomène tout à fait différent des autres régulations et qui est bien caractéristique de l’émotion. (Janet 1928 / 1975, p. 464, 467, cité par Fraisse 1968, V, p. 91).

L’émotion entraîne «une baisse de niveau de la performance», (Fraisse 1968, V, p. 91); elle est «une réaction de toute la personnalité (y compris de l’organisme) à des situations auxquelles elle n’est pas capable de s’adapter» (Fraisse 1968, V, p. 91; voir Chapitre 4 et Chapitre 7).

Mais l’émotion peut également être vue comme une forme émergente d’adaptation à une situation nouvelle, selon la théorie de Darwin:

Pour Darwin, (1872) beaucoup de réactions émotives s’expliquent parce qu’elles sont utiles (l’expression de la colère effraie l’adversaire) ou parce qu’elles sont le vestige d’actes qui ont été utiles à une phase antérieure de l’évolution […]. Ainsi, si les mains deviennent moites dans la peur, c’est qu’autrefois chez nos ancêtres simiesques cette réaction dans le danger facilitait la préhension des branches des arbres.
(Fraisse 1968, V, p. 89).

Je rencontre un ours, je suis mort de peur: réaction opportune, qu’il convient de prolonger en faisant le mort, car, dit-on, les cadavres n’intéressent pas les ours.

Dans la mesure où le discours est une forme d’action, cette discussion retentit sur le mode d’approche linguistique du discours ému: s’agit-il d’une parole émotionnelle, déstructurée par l’irruption d’un événement émotionnant, ou d’une parole émotive, réorganisée selon des principes communicatifs stratégiques? Les Études proposées dans la seconde partie de cette ouvrage se placent systématiquement dans la seconde perspective.

L’usage intentionnel, communicationnel, et stratégique des émotions est ainsi opposé à l’irruption des émotions dans l’activité langagière – comme elle pourrait faire irruption dans n’importe quelle autre activité. L’émotion contrôlée s’oppose à l’émotion vécue.

Cette distinction recouvre celle des «expressions émotionnelles vraies, spontanées» «[qu’]il faut distinguer des expressions faciales et corporelles émises intentionnellement, qu’on appelle “emblèmes” ou “signes”» (Frijda 1993, p. 45). Elle reprend une série d’opposition intuitives que l’on peut résumer dans le tableau suivant:

Communication émotionnelle Communication émotive
Communication de l’émotion Communication par l’émotion
Signaux, réponses; émotion conditionnée Signes
Irruption des émotions Usage intentionnel, stratégique des émotions
Emotion vécue, éprouvée Emotion affichée, exprimée, sémiotisée, signifiée
“Désorganisation inorganisée” “Désorganisation organisée”
Politesse comme barrière à l’émotionnel Politesse comme structuration de l’émotif
Emotion privée, public overhearer Émotion publique, public destinataire

L’opposition de la parole émotive à la parole émotionnelle a l’avantage de répartir les territoires: au psychologue la première, la seconde à qui voudra bien s’y intéresser. L’analyse du discours ne peut prendre pour objet que la communication émotive; mais la meilleure stratégie expressive pour la communication émotive est de se faire passer pour de la communication émotionnelle, par jeu, ou mensonge émotionnels. La notion fondamentale est celle d’émotion affichée: déterminer s’il s’agit d’émotif ou d’émotionnel n’est pas facile: on peut se mettre en colère pour justifier un discours où l’on dit sa colère (voir Étude 4). Pour savoir si telle émotion communiquée est du joué ou du vécu, il faudrait faire subir au sujet des tests physiologiques, le passer au détecteur d’émotions, si on est sûr que l’état psychique est déductible de l’état physiologique. Cependant, le mensonge étant plus coûteux que la vérité, le sujet tend sans doute à réduire la dissonance entre l’émotif et l’émotionnel, en éprouvant les émotions qu’il joue; on ment plus efficacement si l’on croit en ses mensonges. La réalité du contrôle et de la planification émotionnels est un argument pour l’existence d’une organisation signifiante de l’émotion dans la parole.

Ému, émotionnel, émotif, émotionnant, émotionné

Une précision lexicale est nécessaire. On dispose en français de cinq adjectifs pouvant qualifier une parole marquée par l’émotion: ému (dérivé de émouvoir), émotionnel, émotif (dérivé de émotion) et enfin émotionnant et émotionné.

Les deux adjectifs émotif et émotionnel sont apparus, en français au XIXe siècle (TLFi, art. émotif, émotionnel), et ils partagent le sens de “relatif à l’émotion”. Émotif qualifie plus particulièrement une personne « prédisposée à l’émotion »[4]. On voit que la distinction conceptuelle proposée entre émotif (intentionnel) et émotionnel (causal) ne repose sur aucune intuition sémantique, ce qui ne facilite pas l’usage conceptuel de ces termes en français. On pourrait également parler de parole émue, mais cet adjectif est réservé aux émotions compassionnelles. C’est pourquoi nous utiliserons les adjectifs émotionné et émotionnant qui désignent une parole traversée par n’importe quelle forme d’émotion.